Conservateur en chef du patrimoine, Denis Coutagne a dirigé le musée Granet d’Aix-en-Provence pendant 28 ans, entre 1980 et 2008. Sous son impulsion, puis celle de Bruno Ely qui lui a succédé en 2009, l’établissement est passé du statut de musée de province à celui de l’un des principaux musées de France.

Nom : Coutagne. Prénom : Denis. Métier : conservateur en chef du patrimoine français, honoraire et très actif ! Pour qui le connait un peu, retrouver Denis Coutagne en première ligne dans l’organisation de « Cezanne 2025 » n’a vraiment rien d’étonnant. Depuis le siècle dernier, il tient le maître d’Aix, père de l’art moderne, chevillé au cœur et à l’esprit. Et tel un Don Quichotte éclairé, il a enfourché depuis belle lurette son cheval de bataille pour redonner vie à cette Bastide du Jas de Bouffan, coincée à l’ouest de la ville entre immeubles et autoroute.
Mais la différence entre lui et l’hidalgo de la Manche, c’est que la maison familiale des Cezanne n’est en aucune façon un moulin à vent fantasmé en géant ; elle est bel et bien là, telle quelle. Des années durant, aux côtés de quelques passionnés, il va se battre avec acharnement pour que le lieu ne tombe pas au champ d’horreur de la promotion immobilière. La suite prouve, désormais, qu’en preux chevalier défenseur de l’art, de la culture et du patrimoine, il a bien eu raison. Mais comment en est-il arrivé là ?
Quand la philo et l’amour mènent à Cezanne et au patrimoine
Natif d’Ugine en Savoie, terre de montagnes et d’aciéries, Denis Coutagne a connu très tôt la Provence puisque son arrière grand-père, Georges, biologiste, ingénieur et agronome était devenu propriétaire d’un domaine à Rousset, en 1886, avec vue sur… Sainte-Victoire ! « Tout en cultivant des vignes, il menait des recherches, notamment sur le phyloxéra et les hybrides américains et sur bien d’autres choses encore, dont les vers à soie pour étude génétique », confie-t-il. Un domaine familial qui n’est peut-être pas si étranger que ça à sa passion pour le célèbre motif.
Cezanne est véritablement entré dans la vie de Denis Coutagne autour de mai 1968 : « J’étais dans ma période qui suis-je ? que fais-je ? J’ai décidé de présenter l’agrégation de philosophie», se souvient-il. L’agrégation n’est pas arrivée mais son mémoire, «L’abstraction comme lieu d’une réflexion sur le rapport de l’art et de la philosophie dans le discours esthétique » ( La Sorbonne 1972), faisait une part belle au peintre aixois et à son œuvre ; il deviendra la colonne vertébrale d’un essai magistral « Cezanne abstraction faite » publié en 2011 aux Éditions du Cerf. Avec le peintre, dans le grand amphi de la faculté, Denis Coutagne rencontrait Marie-Jeanne qui allait devenir son épouse.
«Si je suis aujourd’hui conservateur, confie-t-il, c’est grâce à elle… Marie-Jeanne avait vu une affiche informant les étudiants d’un concours pour accéder à cette profession et m’en avait parlé. Nous étions une centaine au départ pour quatre postes à pourvoir et j’ai dit à ma future femme que j’avais la ferme intention d’en décrocher un… » Ce qui fut fait !
1984 : Huit Cezanne en dépôt au Musée Granet
Après avoir été admis au corps des Conservateurs des Musées de France, il est nommé à Besançon en 1977 avant de prendre, trois ans plus tard, la succession de Louis Malbos à la direction du Musée Granet d’Aix-en-Provence. Il y supervisera à partir de 1990 les importants travaux menés dans l’édifice, ancien Palais de Malte, pour rendre accessibles au public 4500 m² d’espaces permettant la mise en valeur des collections permanentes du musée et des expositions temporaires. « En 1982, se souvient-il, le Directeur régional des affaires culturelles Jean Soler m’informe qu’il serait intéressant d’accueillir au musée Granet l’exposition Cezanne alors accrochée à Liège». Ce qui fut fait.
Y-a-t-il un lien de cause à effet, toujours est-il que deux ans plus tard, l’État décidait de déposer huit œuvres de Cezanne au musée d’Aix-en-Provence. « En trois mois, avec Bruno Ely, Conservateur adjoint nous mettons en place une exposition qui doit être inaugurée le 20 juillet 1984. » Mais un événement exceptionnel va venir perturber l’organisation…
Et Pablo rencontra Paul…
« Le 1er juillet je reçois un coup de téléphone énigmatique d’une dame qui me dit simplement avant de raccrocher : “Je veux que Pablo accueille Paul “. Il me faut imaginer qui est-elle. Je soupçonne qu’il s’agit de Jacqueline Picasso que je ne connaissais pas. J’obtiens son numéro et la rappelle. Elle me précise alors sa pensée : “Je tiens à votre disposition une exposition Picasso. Venez me voir.” J’embarque illico avec un collaborateur, en l’occurrence Bernard Millet, dans une camionnette mise à disposition du musée par la ville d’Aix et direction Mougins. Nous arrivons chez Jacqueline Picasso ; l’accueil est frais et elle me lance: “Comment me trouvez vous ?” Je lui réponds du tac au tac: “En colère”. Elle se détend alors et dans un léger sourire elle me dit: “Heureusement que vous avez répondu ça sinon je vous renvoyais ! ” Elle avait préparé une quinzaine d’œuvres de Picasso qu’elle me présente: “Je veux que ces tableaux soient accrochés dans une salle qui précède celle réservée à ceux de Cezanne et qu’ils figurent en photographie dans le catalogue de l’exposition avec une fiche pour chacun.” Je lui réponds que l’exposition débutant le 20 juillet, le catalogue est déjà chez l’imprimeur et que c’est impossible. “C’est ça ou vous n’avez pas les tableaux”, me rétorque-elle. J’appelle l’imprimeur qui m’informe que le façonnage n’est pas commencé. Je lui dis de tout stopper. Je demande alors à Jacqueline Picasso de disposer des photographies des œuvres. “Je ne les ai pas. Vous avez bien un photographe à Aix.” J’ose alors cette proposition : “Imaginez que je sois ici avec une camionnette, puis-je prendre les œuvres pour les photographier à Aix ?” “Oui bien sûr” . je repars dans la camionnette transportant quinze Picasso emballés à la va-vite. Aucun papier n’a été signé. Autant dire qu’avec mon collaborateur nous avons vécu un trajet Mougins-Aix-en-Provence pas très serein. Mais le 20 juillet l’exposition ouvrait avec les Cezanne et les Picasso unis aux cimaises et dans le catalogue… »
Le 8 décembre de cette année là, Jacqueline Picasso téléphonait au conservateur lui disant simplement : «Si je m’appelais Denis Coutagne je viendrais rendre visite à Jacqueline…» Et c’est ainsi qu’un soir d’hiver, l’homme de l’art eut droit à une découverte privée complète du Château de Vauvenargues, « un moment silencieux, chargé d’émotion », se souvient-il ; avant d’être reconduit à la porte d’entrée par la maîtresse des lieux qui se suicidait quelques mois plus tard à Mougins. Ainsi va la vie d’un conservateur du patrimoine !
Cezanne, le(s) retour(s)!
1989 année de sinistre mémoire ; Sainte-Victoire est ravagée par le feu d’Est en Ouest et du Nord au Sud. « En quelques semaines l’émotion se transforme en énergie et en quelques mois, avec Bruno Ely, nous arrivons à mettre en place l’événement “Sainte-Victoire – Cezanne 1990”. L’engagement fut total autour de ce projet; mais il faut reconnaître que celui de John Rewald fut majeur car lui seul a permis de débloquer quelques prêts exceptionnels. » Pour l’ouverture en 2006 des salles créées ou rénovées du musée Granet, dix ans après l’exposition Cezanne de 1996 qui s’est tenue à Paris, Londres et Philadelphie, « Cezanne en Provence » est un événement majeur. « Nous avons travaillé pendant des mois afin de concrétiser cette exposition qui était une première en Europe. Henri Loyrette, alors conservateur général du patrimoine et directeur du musée d’Orsay nous a appuyés et nous avons pu mettre en place un partenariat avec la National Gallery de Washington. Le succès fut immense avec plus de 450 000 visiteurs… » Concernant cette exposition, il convient de signaler que, pour assurer la qualité de la muséographie, Denis Coutagne avait reproduit au pastel à l’échelle 1 chacune des 110 œuvres de Cezanne qui devaient être accrochées… Histoire, certainement d’éviter au diable de se cacher dans un détail !
En 2008, Denis Coutagne quitte Aix-en-Provence pour Paris, non sans avoir initié l’exposition « Cezanne/Picasso » qui sera mise en œuvre l’année suivante par Bruno Ely. « Aller à Paris n’était pas un choix innocent, nous apprend-t-il. Il ne faut pas oublier que Cezanne a passé la moitié de sa vie dans la capitale. Pour le comprendre Il me fallait l’y suivre. Et en 2011 j’ai eu la chance d’être commissaire avec Gilles Chazal de l’exposition “Cezanne et Paris” au musée du Luxembourg.» Spécialiste internationalement reconnu, il apportera alors son concours et ses connaissances à l’organisation de diverses expositions, en Italie et au Japon, notamment en 2012.
Société savante et ouvrages de référence
En 1998, avec Philippe Cezanne, l’arrière petit fils du peintre, Denis Coutagne crée la Société Cezanne. « Son objectif est principalement scientifique, informe le conservateur. Elle participe bien évidemment à la sauvegarde des sites cézanniens, organise des colloques et des conférences et édite des ouvrages. » A l’origine de la préfiguration du Centre Cézannien de Recherche et de Documentation, la Société Cezanne s’est vue confier, il y a deux ans, le catalogue raisonné du maître d’Aix. Une première version de ce catalogue avait été réalisé par Venturi en 1936. John Rewald prit la relève en 1960 pour une édition achevée en 1996. Puis ce catalogue raisonné prit une forme numérique avec Feilchenfeldt, Warman et Nash sous le sigle FWN.
Le futur Centre Cézannien de Recherche et de Documentation devrait être installé dans quelques mois dans les murs de la ferme rénovée de la Bastide du Jas de Bouffan à l’occasion d’un colloque international intitulé « Odyssée Cezanne». Chercheur infatigable, esprit curieux, peintre à ses heures, Denis Coutagne écrit aussi… Beaucoup ; et bien ! Difficile de dresser une liste exhaustive de sa production car entre les ouvrages signés de son nom (quelques romans parfois sous le titre synthétique « Vestiges de Dieu »), ceux auxquels il a contribué, ceux qu’il a dirigés on peine parfois à s’y retrouver. Une chose est certaine, c’est que la majorité d’entre eux évoque le père de l’art moderne.
Le dernier en date, édité par la Société Cezanne, est consacré à l’Atelier des Lauves, lui aussi restauré et rouvert au public il y a quelques semaines. « En 2019, confie-t-il, la Société a édité un ouvrage sur le Jas de Bouffan. Il a beaucoup aidé à promouvoir la Bastide et fut une clé d’entrée au niveau international. Celui qui vient de paraître sur l’Atelier des Lauves est dans cette lignée. C’est un énorme travail que d’assurer la coordination d’un tel ouvrage. Il faut garantir la cohérence scientifique de l’ensemble, l’illustrer, l’harmoniser, le structurer et parfois motiver les contributrices et les contributeurs. Il faut aussi trouver les mécènes…»
Le résultat est là, solidement documenté, et Denis Coutagne se tourne déjà vers l’avenir; « Il y a de fortes chances que le prochain soit consacré à l’Estaque puis les autres à Gardanne, au Plateau de la Constance. » Cezanne un jour, Cezanne toujours… La devise de Denis Coutagne ? C’est probable ! Une chose est certaine, il a assurément fait sienne la question posée par Cezanne dans une lettre à Émile Bernard le 21 septembre 1906 : « Arriverai-je au but tant recherché et si longtemps poursuivi ?»
Michel EGEA