Publié le 14 mai 2016 à  13h56 - DerniÚre mise à  jour le 29 octobre 2022 à  13h45
Eric Delbecque, Directeur du dĂ©partement intelligence stratĂ©gique de SIFARIS, chef du pĂŽle intelligence Ă©conomique de lâInstitut pour la formation des Ă©lus territoriaux (IFET), membre du Conseil scientifique du CSFRS et confĂ©rencier au Centre des Hautes Ătudes du MinistĂšre de lâIntĂ©rieur (CHEMI), propose une Tribune sur «la notion de crise». PrĂ©cisant: «Lâensemble des turbulences rĂ©centes que traversent notre pays (contestation de la loi travail, jeux politiques multiples prĂ©parant lâĂ©chĂ©ance de 2017, etc.) peuvent ĂȘtre lâoccasion de rĂ©flĂ©chir Ă ce quâest devenue la notion de crise».
La crise nâest plus un mauvais moment Ă passer : elle est devenue un climat permanent, une culture des individus et des organisations. La crise Ă©chappe aux discours strictement universitaires : elle ne constitue pas un objet acadĂ©mique mais une expĂ©rience intensĂ©ment vĂ©cue. On ne la connaĂźt pas simplement en lâobservant mais en la vivant, puis en la mĂ©ditant. Elle ne peut ĂȘtre saisie vĂ©ritablement que par des personnes qui lâont personnellement, intimement Ă©prouvĂ©e. Nous sommes dâailleurs de plus en plus nombreux Ă en connaĂźtre le visage. DâoĂč lâutilitĂ©, pour les hommes et les femmes confrontĂ©s Ă des crises majeures, au sein des organisations, entreprises ou administrations, de participer Ă des simulations de crise : la toucher du doigt, mĂȘme au cours dâun exercice, câest la comprendre plus finement, avec acuitĂ©, et se montrer ensuite plus apte Ă lâassumer et Ă la dĂ©passer, bref Ă la manager et Ă organiser sa propre rĂ©silience et celle dâune Ă©quipe entiĂšre.
Au final, la crise nous dĂ©borde deux fois : elle se rĂ©pand dĂ©sormais dans le temps et lâespace, puisquâelle concerne de plus en plus dâindividus et dâorganisations.
La crise, rĂ©pĂšte-t-on Ă longueur de manuels, forme le moment dâun choix, lâinstant dĂ©cisif, lâoccasion dâune dĂ©cision. Sans aucun doute. Mais elle dĂ©passe dĂ©sormais cette simple caractĂ©risation. Elle ne se conçoit plus sur un mode on/off : celui de sa prĂ©sence ou de son absence.
Dans le monde actuel, la crise sâavĂšre un Ă©tat quasi permanent, tout au moins un mouvement sinusoĂŻdal : que lâon se situe sur un point haut, bas ou mĂ©dian de la courbe de crise, les fondamentaux de la sortie du «temps de paix» apparaissent toujours prĂ©sents. Ce que je nomme, avec Laurent Combalbert, les circonstances exceptionnelles et conflictuelles offrent le contexte presque continu des initiatives de chacun dâentre nous.
Lâincertitude, la complexitĂ© de lâenvironnement global, la multiplication incessante des parties prenantes, la mĂ©canique mĂ©diatique, la coagulation dâacteurs hostiles, composent quelques-unes des dynamiques chroniques fabriquant lâĂ©tat de crise.
Le prĂ©cĂ©dent paradigme de la crise rassurait les esprits et permettait un certain contrĂŽle sur les Ă©motions. Si la crise dĂ©bute, atteint un pic puis dĂ©croĂźt, nous laissant dans le calme pour une pĂ©riode dĂ©terminĂ©e, gĂ©nĂ©ralement assez longue, elle apparaĂźt psychiquement supportable car opĂ©rationnellement maĂźtrisable. Dans ce monde ancien, on lâanticipait, on la calculait puis on la prĂ©parait en Ă©tablissant des procĂ©dures Ă appliquer le moment venu : on pouvait prĂ©tendre quâelle appartenait au mĂ©tier de lâassureur. Elle correspondait Ă lâunivers de sens de la mobilisation et de la prĂ©voyance. Comme dans une guerre que lâon voit venir, on planifie les moyens et on les active une fois le «gros temps» venu.
Ce schĂ©ma ne fonctionne plus. Si lâon accepte de dĂ©finir la crise comme une sortie hors des routines, des modes de fonctionnement ordinaires dâun individu ou dâune organisation, en raison de lâimpact dâun Ă©vĂ©nement ou dâune sĂ©rie dâĂ©vĂ©nements, alors il faut accepter que nos modes dâexistence et dâaction au quotidien Ă©chappent de plus en plus Ă des normes fixes et rassurantes. La crise cristallise parallĂšlement un climat hautement conflictuel et focalise la sphĂšre mĂ©diatique. Pour reprendre le titre extrĂȘmement adaptĂ© Ă lâĂ©poque de lâavant-dernier livre de Luc Ferry (en rĂ©fĂ©rence Ă la thĂ©orie de la « destruction crĂ©atrice » de Schumpeter), Lâinnovation destructrice [[Plon.]] rĂšgne : elle nous bouscule Ă chaque instant, nâadmet pas de rĂ©pit.
ArrĂȘtons-nous quelques instants sur sa thĂšse, laquelle Ă©clairera la nĂŽtre.
Il dĂ©ploie dans les pages de ce petit texte vigoureux toutes les consĂ©quences de lâidĂ©e de croissance schumpĂ©tĂ©rienne, laquelle se distingue de la croissance keynĂ©sienne. Cette derniĂšre «procĂšde de lâaugmentation du nombre des consommateurs et, si possible, de lâĂ©paisseur de leur portefeuille». La vision schumpĂ©tĂ©rienne «tient que le vrai moteur de la croissance est lâinnovation qui rend peu Ă peu obsolĂštes tous les reliefs du passĂ©, quâil sâagisse de produits, de modes de vie ou dâorganisations techniquement dĂ©passĂ©es». Effectivement, celle-ci tend Ă prendre le pas sur la premiĂšre (keynĂ©sienne) dans la mesure oĂč le pouvoir dâachat favorisait des firmes de pays qui ne soumettent pas aux rĂšgles en vigueur sur le continent europĂ©en.
Il ne faut pas pour autant, explique Ferry, sombrer dans lâanticapitalisme primaire ou «de salon», car cette dynamique de lâinnovation permanente portĂ©e par le libĂ©ralisme Ă©conomique fit trĂšs largement ses preuves. «Pour dire les choses simplement, dans lâhistoire de lâEurope capitaliste, notre espĂ©rance de vie a Ă©tĂ© pratiquement multipliĂ©e par trois depuis la fin du XVIIIe siĂšcle, et notre niveau de vie moyen par vingt ! Pour prendre un point de repĂšre plus proche, notre pouvoir dâachat a triplĂ© depuis les annĂ©es 1950».
Certes, la logique de lâinnovation engendre de la flexibilitĂ©, et donc de lâinsĂ©curitĂ©, pour les salariĂ©s. Il nâen reste pas moins quâelle produit Ă©galement des effets positifs. Au cĆur de lâhypercompĂ©tition mondiale, lâinnovation impose une vigilance de tous les instants, une aptitude aigĂŒe Ă la veille et favorise les individus formĂ©s capables de produire de la connaissance.
DâoĂč une conclusion lucide de lâauteur : «Il sâagit enfin de comprendre que ce nâest pas une simple « crise » momentanĂ©e que nous vivons, mais une rĂ©volution permanente qui ouvre des perspectives sans doute enthousiasmantes pour ceux qui « gagneront », mais infiniment angoissantes pour les autres, pour ceux qui sont attachĂ©s Ă leur petit espace de vie, Ă leur prĂ© carrĂ©, Ă leur coin de province ou Ă leurs statuts en voie dâextinction, et qui, on peut et on doit le comprendre, ne perçoivent que les effets dĂ©lĂ©tĂšres du capitalisme dans leurs existences bouleversĂ©es».
Les mots employĂ©s par Luc Ferry sâavĂšrent dâune clartĂ© totale et font signe vers lâunivers sĂ©mantique de la guerre Ă©conomique : «Comme une espĂšce animale qui ne sâadapte pas est «sĂ©lectionnĂ©e» dans le monde de Darwin, une entreprise qui nâinnove pas sans cesse est vouĂ©e Ă disparaĂźtre, Ă ĂȘtre avalĂ©e par le voisin. Il ne sâagit plus de viser la libertĂ© et le bonheur, de travailler au progrĂšs humain, comme un philosophe du XVIIIe siĂšcle pouvait encore le croire, mais tout simplement de survivre, de se battre et de « gagner » dans un monde de compĂ©tition devenu fĂ©roce». Autant dâĂ©lĂ©ments qui donnent une force dâĂ©vocation certaine Ă sa formule dâ«innovation destructrice», laquelle souhaite assumer la double nature du changement : crĂ©atrice de possibles et nĂ©gatrice de mĆurs, traditions et modĂšles anciens.
Ce que Luc Ferry dĂ©montre de maniĂšre limpide, câest la conjonction entre le libĂ©ralisme Ă©conomique le plus radical et la pensĂ©e moderniste la plus brutale. Pour illustrer son raisonnement, il explore de façon extrĂȘmement convaincante la convergence sur le fond entre lâart contemporain et le capitalisme dâaujourdâhui. Sâappuyant sur les Ă©crits de Kandinsky, le fondateur de lâart abstrait, il dĂ©montre que lâinnovation destructrice rĂ©unit le bourgeois et le bohĂšme, donnant naissance au «bobo»⊠«Comme Picasso ou Duchamp, notre bourgeois pratique dĂ©sormais la table rase et lâinnovation radicales. Au nom du benchmarking, il doit rĂ©volutionner sa firme sans rĂ©pit. Ce qui donne parfaitement raison Ă Marx autant quâĂ Schumpeter. Le capitalisme, câest bel et bien la rĂ©volution permanente, lâinnovation destructrice Ă jet continu».
Aujourdâhui, la crise sâinscrit exactement dans ce paysage conceptuel et concret que dessine Luc Ferry. Le monde se dĂ©truit et se recrĂ©e Ă chaque instant, en laissant quelques dĂ©combres fumants, et en pulvĂ©risant bien des repĂšres. VoilĂ ce que le mot «crise» signifie profondĂ©ment.
La stratégie comme réponse
Dans ce contexte, il nous faut entrer en stratĂ©gie comme on entre en religion⊠Câest une conversion totale du regard et du comportement qui nous est demandĂ© par le monde qui nous entoure. Parce que la crise dĂ©finit le monde contemporain, et quâelle dĂ©signe une mise sous tension de chaque instant, une accĂ©lĂ©ration permanente, une exacerbation des modes relationnels conflictuels, le tout dans un monde chaotique, incertain, cimentĂ© par des interdĂ©pendances multiples aux rĂ©sultats relativement imprĂ©visibles (au-delĂ dâhypothĂšses Ă©lĂ©mentaires), elle appelle naturellement le secours du raisonnement stratĂ©gique. La crise requiert fatalement la stratĂ©gie.
A cet Ă©gard, le monde militaire nous enseigne ce que nous avons Ă savoir sur le modĂšle stratĂ©gique de rĂ©flexion. Le gĂ©nĂ©ral Beaufre dĂ©finissait la stratĂ©gie comme une action finalisĂ©e en milieu conflictuel. Nous Ă©voluons aujourdâhui dans un monde (notamment Ă©conomique) par dĂ©finition conflictuel, tout simplement parce quâil est hautement concurrentiel. Cette concurrence sâavĂšre plus ou moins forte, plus ou moins licite, elle prend des formes diffĂ©rentes au fur et Ă mesure que le temps passe. Mais force est de constater que nous Ă©voluons dans un Ă©tat de tension permanent. Certes, il existe des moments de coopĂ©ration, que dans un langage plus martial on appellerait des trĂȘves.
Mais globalement, le contexte auquel nous faisons face sans repos sâimpose par essence comme incertain et pĂ©rilleux. De fait, la stratĂ©gie est justement Ă©laborĂ©e pour donner des caps Ă tenir dans ces pĂ©riodes dâincertitude. Ce qui diffĂšre de la planification, rigide, qui dĂ©finit les objectifs que lâon sâassigne au sein dâun monde fermĂ© dont on connaĂźt et contrĂŽle tous les paramĂštres. La planification joua pleinement son rĂŽle au cours des Trente Glorieuses, mais câest maintenant la stratĂ©gie qui reprend ses droits Ă lâheure de la globalisation.
Or, il se trouve que la plupart des organisations humaines -par faiblesse, aveuglement ou facilitĂ©- passent difficilement dâun cadre mental Ă lâautre, et ne se donnent pas forcĂ©ment les moyens dâopĂ©rer cette mutation de la planification vers la stratĂ©gie. Cela vaut pour les individus, les entreprises, mais aussi Ă lâĂ©chelon national comme au niveau des territoires, et peut-ĂȘtre plus encore Ă lâĂ©chelon europĂ©en. La stratĂ©gie nous pose collectivement problĂšmeâŠ
Un autre Ă©lĂ©ment exige dâĂȘtre pris en compte. Pour faire de la stratĂ©gie, il faut se donner du temps. Il faut rĂ©apprendre Ă penser sur le moyen ou le long terme, ce que nous ne savons plus faire puisque nous sommes engluĂ©s dans une vision court-termiste des situations, des choses et des ĂȘtres, laquelle paralyse notre capacitĂ© Ă raisonner vĂ©ritablement. Dans le trĂšs court terme, on se contente -dans le meilleur des cas- de faire de la tactique. Cette dimension a envahi lâensemble de la sociĂ©tĂ©, Ă tous les niveaux, dans le public comme dans le privĂ©. On comprend bien quâen un temps oĂč, pour une multitude de raisons, chacun se borne simplement Ă essayer de gĂ©rer au mieux son lendemain, il devient presque impossible dâengager une rĂ©flexion -pourtant indispensable- sur le devenir dâindividus ou de collectivitĂ©s Ă cinq, dix ou vingt ans.
La crise semble dĂšs lors aux antipodes de la stratĂ©gie. Cette derniĂšre paraĂźt sâĂ©panouir dans le calme et la rĂ©flexion, lâanticipation, alors que la crise se conduit dans lâurgence, le stress, la rĂ©action et lâinstinct. Pourtant, câest prĂ©cisĂ©ment le paradoxe quâil sâagit de rĂ©soudre : câest au plus fort de la crise, que le mode stratĂ©gique de rĂ©flexion et dâaction doit prĂ©valoir, tout en acceptant les apports de lâintuition et de la pression. Exploit dĂ©licat qui demande un gigantesque travail, de lâascĂšse, de la volontĂ©, une forte introspection, beaucoup dâintelligence du monde et de lâentraĂźnement.
Un défi à relever
«Il faut bien reconnaĂźtre que personne aujourdâhui, homme de gouvernement, thĂ©oricien de la science politique ou Ă©conomique, nâest capable dâembrasser la complexitĂ© crĂ©Ă©e par le dĂ©veloppement trĂšs rapide des connexions de toute nature sur le globe, et de prĂ©voir les retentissements Ă trĂšs brĂšve Ă©chĂ©ance des Ă©vĂ©nements. Tout acte, pour raisonnĂ© quâil soit, Ă©quivaut Ă un coup de dĂ©s [[ValĂ©ry Paul, Vues. Paris, Editions de La Table Ronde, 1948.]]». Ce constat que faisait Paul ValĂ©ry, voilĂ plus de soixante ans, sâavĂšre frappant de luciditĂ© et de modernitĂ© ! Cet Ă©crivain prophĂ©tique du XXe siĂšcle dĂ©celait dĂ©jĂ les «signaux faibles» de la mondialisation, diagnostiquait lâinterdĂ©pendance caractĂ©ristique de notre temps (le sens profond du terme de globalisation), et mettait ainsi le doigt sur le moteur mĂȘme des «crises» : Ă savoir les chaĂźnes dâinteractions qui Ă©chappent rapidement Ă la comprĂ©hension et Ă lâaction efficace.
En revanche, la caisse de rĂ©sonance mĂ©diatique et le caractĂšre foudroyant de la transmission instantanĂ©e de lâinformation en chaque point de la planĂšte manquaient Ă son Ă©poque ! Cette nouveautĂ© participe de la pleine dĂ©finition de ce que reprĂ©sente aujourdâhui une crise. Nous le prĂ©cisions plus haut : celle-ci reste une chose dĂ©licate Ă cerner. Certes, elle semble envahir notre quotidien. Nous voyons des crises partout : crise Ă©conomique bien sĂ»r mais aussi, crise politique, crise des valeurs, crise de civilisation ou crise du couple ! On constate ainsi que le spectre est large : les utilisations de ce mot sont lĂ©gion.
De maniĂšre plus fine et essentielle, rĂ©pĂ©tons-le la crise (qui ne se dĂ©ploie plus sur un schĂ©ma on/off) dĂ©signe les moments oĂč les organisations (publiques ou privĂ©es) ne parviennent plus Ă sâadapter Ă leur environnement, Ă maĂźtriser des Ă©vĂ©nements et des situations en recourant aux «routines», câest-Ă -dire aux procĂ©dures prĂ©dĂ©finies qui orientent lâaction et le comportement gĂ©nĂ©ral dâune collectivitĂ© humaine poursuivant une finalitĂ© particuliĂšre (notamment les entreprises ou les administrations). On peut synthĂ©tiser le diagnostic de la maniĂšre suivante : «Une crise ne dĂ©bute pas Ă un instant prĂ©cis pour sâachever Ă un autre, tout aussi prĂ©cisĂ©ment situĂ© dans le temps.
Elle relĂšve davantage dâun modĂšle sinusoĂŻdal : elle connaĂźt des pics et des points bas sans commencer soudainement et se clore brutalement. Disons plutĂŽt quâelle « monte » comme une vague, enfle comme une rumeur, puis sâenvole vers des paroxysmes ponctuĂ©s de reflux plus ou moins inattendus, avant de dĂ©croĂźtre progressivement, sans cesser de former des braises prĂȘtes Ă se rallumer (le rebond de crise) si le vent se lĂšve ou que du « combustible » se prĂ©sente [[Combalbert Laurent & Delbecque Eric, La gestion de crise. Paris, PUF, 2012.]]» âŠ
Il sâagit dĂšs lors de savoir observer, innover et rĂ©agir vite pour demeurer en situation de ne pas totalement subir un chainage Ă©vĂ©nementiel complexe, anxiogĂšne et mettant rapidement en place un environnement dâaction fortement dĂ©gradĂ©.
Bien entendu, la crise se caractĂ©rise Ă©galement par une extrĂȘme focalisation mĂ©diatique. Cette derniĂšre participe de la montĂ©e aux extrĂȘmes en permettant Ă diffĂ©rents acteurs de sâagrĂ©ger dâune maniĂšre ou dâune autre (en facteur «aggravant» ou «dĂ©samorçant») Ă la spirale de crise.
Les origines des crises sont multiples et se classent habituellement Ă travers les grilles des cartographies des risques. Il importe donc de connaĂźtre Ă la perfection lâĂ©chiquier sur lequel on mĂšne sa partie.
Mais surtout, la crise, comme la guerre, tire de lâhomme lâessentiel, ce qui le constitue au cĆur de son ĂȘtre. Dans un livre stimulant [[Sous le feu. La mort comme hypothĂšse de travail. Paris, Tallandier, 2014.]], Michel Goya structure fortement son raisonnement avec une idĂ©e clef, qui vaut pour le management de crise comme pour lâart de la guerre. «Le combat nâest pas un phĂ©nomĂšne « normal », câest un Ă©vĂ©nement extraordinaire et les individus qui y participent ne le font pas de maniĂšre « moyenne ». Comme un objet Ă trĂšs forte gravitĂ© qui dĂ©forme les lois de la physique newtonienne Ă son approche, la proximitĂ© de la mort et la peur quâelle induit dĂ©forment les individus et Ă©tirent leur comportement vers les extrĂȘmes. La rĂ©partition des rĂŽles nây obĂ©it pas Ă une loi de Gauss oĂč tout le monde ou presque agirait de maniĂšre Ă peu prĂšs semblable, mais Ă une loi de puissance oĂč, entre lâĂ©crasement et la sublimation, beaucoup font peu et peu font beaucoup».
Cette Ă©preuve de lâextrĂȘme est certes fondamentale pour comprendre les militaires contemporains et les dĂ©fis auxquels ils font face, ainsi que pour tenter dâimaginer ce quâils peuvent ressentir et penser sur un thĂ©Ăątre dâopĂ©rations. Mais le propos de Michel Goya intĂ©resse Ă©galement la sociĂ©tĂ© civile et plus encore lâunivers de lâentreprise quand il fait face Ă une crise. Dans le climat dâhyper-concurrence gĂ©nĂ©ralisĂ©e que nous connaissons, ses conclusions prĂ©sentent un intĂ©rĂȘt pour lâensemble des dirigeants dâorganisations, par exemple lorsquâil rappelle la place centrale de lâexpertise du chef, et tout autant de ses qualitĂ©s personnelles, dans la prĂ©servation des Ă©quipes et la continuitĂ© dâactivitĂ©.
Pour le dire de maniĂšre encore plus brutale, comme nous lâenseignent aussi les conflits, la crise nous apprend que la prĂ©paration des personnalitĂ©s compte encore davantage que lâapplication des procĂ©dures dans lâanticipation, le pilotage et la sortie des crises⊠StratĂ©gie et rĂ©silience : les deux piliers du chef et de son Ă©quipe dans la tourmente⊠Conduire la crise, câest entraĂźner des personnalitĂ©s, dans tous les sens du mot, en amont et en aval, afin quâils soient pleinement eux-mĂȘmes au moment de la criseâŠ
Pour entrer au cĆur de notre sujet, les lignes suivantes se rĂ©vĂšlent particuliĂšrement inspirantes : «Tout hĂ©ros qui voyage ou combat possĂšde nĂ©cessairement le sens de lâeffort et de lâĂ©preuve, il connaĂźt la solitude et lâendurance, sans quoi la maturation personnelle est inexistante, sans quoi il reste un errant Ă lâorĂ©e de la quĂȘte. LâĂ©lan initial, le dĂ©sir de cheminer doivent persister au milieu des difficultĂ©s. La noblesse du hĂ©ros ne consiste pas Ă rĂ©ussir mais Ă ne jamais abandonner. Le vocabulaire dâune Ă©poque est toujours instructif : dans notre sociĂ©tĂ© moderne, on entend parler presque uniquement de « problĂšmes » et on sâemploie Ă les rĂ©soudre. Or dans le monde initiatique et spirituel qui est celui du hĂ©ros il nây a jamais de problĂšmes, il y a des Ă©preuves. Le problĂšme est Ă rĂ©gler, lâĂ©preuve demande Ă ĂȘtre traversĂ©e».
En effet, toute la question est là ⊠La crise fut toujours perçue comme un seuil, une transition. Elle semble aujourdâhui devenir notre Destin, notre Ă©tat permanent, individuel et collectif, câest pour cela quâelle mobilise tant nos esprits⊠Câest une Ă©preuve qui dure Ă perte de vue⊠En tout Ă©tat de cause, il faut plus que jamais envisager la crise comme une occasion de dĂ©passement oĂč la luciditĂ©, la maĂźtrise de nous-mĂȘmes constitue le plus important facteur critique de succĂšs : «Un hĂ©ros nâa jamais de problĂšmes psychologiques, câest sur un autre plan quâil affronte le monde et ses terres intĂ©rieures. Un problĂšme rĂ©glĂ© entraĂźne le soulagement, la sĂ©curitĂ© (mĂȘme illusoire) ; lâĂ©preuve offre une occasion de grandir, de se dĂ©couvrir, de se transformer.» Et en soi lâĂ©preuve est signe dâĂ©lection : «Les grandes tempĂȘtes sont pour les grands navires, disait KazantzĂĄkis. Chaque homme nâa pas la chance, durant son existence, de rencontrer un Minotaure, de poursuivre une biche aux yeux dâairain, de sâenfoncer dans la forĂȘt obscure ou de pleurer de dĂ©sespoir devant un chĂąteau fermĂ©. Le danger, le combat, la solitude, la maladie, le deuil nâapparaissent au hĂ©ros ni comme des problĂšmes, ni comme des Ă©checs, ni mĂȘme comme des obstacles Ă la poursuite du voyage : ils font intĂ©gralement partie du voyage, ces sont des portes Ă traverser pour connaĂźtre ses vraies dimensions -spirituelles, non psychologiques ni physiques -, pour rencontrer tout au bout son vrai visage. Et la mort du hĂ©ros ne veut pas toujours dire quâil a Ă©puisĂ© toutes les Ă©preuves [[Kelen Jacqueline, LâĂ©ternel masculin. TraitĂ© de chevalerie Ă lâusage des hommes dâaujourdâhui. Paris, Robert Laffont, 1994.]] » âŠ
Ne cherchons pas en vain un monde stable : il nâexiste pas Ă lâhorizon que lâĆil humain peut discerner. Il convient plutĂŽt de se rĂ©soudre Ă accepter que la «crise» caractĂ©rise ce siĂšcle et sert simplement Ă nommer les circonstances exceptionnelles et conflictuelles qui tissent dorĂ©navant notre ordinaire, devenu lâextra-ordinaire permanent. Lâinsolite et lâimprĂ©vu, lâinconnu et le pas-encore-vu, le non rĂ©pertoriĂ©, nous tiennent lieu de banal, ou plutĂŽt dâhabituel⊠Il importe donc dây accoutumer les caractĂšres et dâen faire une occasion de dĂ©passement et de progrĂšsâŠ