Tribune d’Eric Delbecque: Quand la « crise » devient notre quotidien


Publié le 14 mai 2016 à  13h56 - DerniÚre mise à  jour le 29 octobre 2022 à  13h45

Eric Delbecque, Directeur du dĂ©partement intelligence stratĂ©gique de SIFARIS, chef du pĂŽle intelligence Ă©conomique de l’Institut pour la formation des Ă©lus territoriaux (IFET), membre du Conseil scientifique du CSFRS et confĂ©rencier au Centre des Hautes Études du MinistĂšre de l’IntĂ©rieur (CHEMI), propose une Tribune sur «la notion de crise». PrĂ©cisant: «L’ensemble des turbulences rĂ©centes que traversent notre pays (contestation de la loi travail, jeux politiques multiples prĂ©parant l’échĂ©ance de 2017, etc.) peuvent ĂȘtre l’occasion de rĂ©flĂ©chir Ă  ce qu’est devenue la notion de crise».

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La crise n’est plus un mauvais moment Ă  passer : elle est devenue un climat permanent, une culture des individus et des organisations. La crise Ă©chappe aux discours strictement universitaires : elle ne constitue pas un objet acadĂ©mique mais une expĂ©rience intensĂ©ment vĂ©cue. On ne la connaĂźt pas simplement en l’observant mais en la vivant, puis en la mĂ©ditant. Elle ne peut ĂȘtre saisie vĂ©ritablement que par des personnes qui l’ont personnellement, intimement Ă©prouvĂ©e. Nous sommes d’ailleurs de plus en plus nombreux Ă  en connaĂźtre le visage. D’oĂč l’utilitĂ©, pour les hommes et les femmes confrontĂ©s Ă  des crises majeures, au sein des organisations, entreprises ou administrations, de participer Ă  des simulations de crise : la toucher du doigt, mĂȘme au cours d’un exercice, c’est la comprendre plus finement, avec acuitĂ©, et se montrer ensuite plus apte Ă  l’assumer et Ă  la dĂ©passer, bref Ă  la manager et Ă  organiser sa propre rĂ©silience et celle d’une Ă©quipe entiĂšre.

Au final, la crise nous dĂ©borde deux fois : elle se rĂ©pand dĂ©sormais dans le temps et l’espace, puisqu’elle concerne de plus en plus d’individus et d’organisations.
La crise, rĂ©pĂšte-t-on Ă  longueur de manuels, forme le moment d’un choix, l’instant dĂ©cisif, l’occasion d’une dĂ©cision. Sans aucun doute. Mais elle dĂ©passe dĂ©sormais cette simple caractĂ©risation. Elle ne se conçoit plus sur un mode on/off : celui de sa prĂ©sence ou de son absence.

Dans le monde actuel, la crise s’avĂšre un Ă©tat quasi permanent, tout au moins un mouvement sinusoĂŻdal : que l’on se situe sur un point haut, bas ou mĂ©dian de la courbe de crise, les fondamentaux de la sortie du «temps de paix» apparaissent toujours prĂ©sents. Ce que je nomme, avec Laurent Combalbert, les circonstances exceptionnelles et conflictuelles offrent le contexte presque continu des initiatives de chacun d’entre nous.

L’incertitude, la complexitĂ© de l’environnement global, la multiplication incessante des parties prenantes, la mĂ©canique mĂ©diatique, la coagulation d’acteurs hostiles, composent quelques-unes des dynamiques chroniques fabriquant l’état de crise.
Le prĂ©cĂ©dent paradigme de la crise rassurait les esprits et permettait un certain contrĂŽle sur les Ă©motions. Si la crise dĂ©bute, atteint un pic puis dĂ©croĂźt, nous laissant dans le calme pour une pĂ©riode dĂ©terminĂ©e, gĂ©nĂ©ralement assez longue, elle apparaĂźt psychiquement supportable car opĂ©rationnellement maĂźtrisable. Dans ce monde ancien, on l’anticipait, on la calculait puis on la prĂ©parait en Ă©tablissant des procĂ©dures Ă  appliquer le moment venu : on pouvait prĂ©tendre qu’elle appartenait au mĂ©tier de l’assureur. Elle correspondait Ă  l’univers de sens de la mobilisation et de la prĂ©voyance. Comme dans une guerre que l’on voit venir, on planifie les moyens et on les active une fois le «gros temps» venu.

Ce schĂ©ma ne fonctionne plus. Si l’on accepte de dĂ©finir la crise comme une sortie hors des routines, des modes de fonctionnement ordinaires d’un individu ou d’une organisation, en raison de l’impact d’un Ă©vĂ©nement ou d’une sĂ©rie d’évĂ©nements, alors il faut accepter que nos modes d’existence et d’action au quotidien Ă©chappent de plus en plus Ă  des normes fixes et rassurantes. La crise cristallise parallĂšlement un climat hautement conflictuel et focalise la sphĂšre mĂ©diatique. Pour reprendre le titre extrĂȘmement adaptĂ© Ă  l’époque de l’avant-dernier livre de Luc Ferry (en rĂ©fĂ©rence Ă  la thĂ©orie de la « destruction crĂ©atrice » de Schumpeter), L’innovation destructrice [[Plon.]] rĂšgne : elle nous bouscule Ă  chaque instant, n’admet pas de rĂ©pit.

ArrĂȘtons-nous quelques instants sur sa thĂšse, laquelle Ă©clairera la nĂŽtre.
Il dĂ©ploie dans les pages de ce petit texte vigoureux toutes les consĂ©quences de l’idĂ©e de croissance schumpĂ©tĂ©rienne, laquelle se distingue de la croissance keynĂ©sienne. Cette derniĂšre «procĂšde de l’augmentation du nombre des consommateurs et, si possible, de l’épaisseur de leur portefeuille». La vision schumpĂ©tĂ©rienne «tient que le vrai moteur de la croissance est l’innovation qui rend peu Ă  peu obsolĂštes tous les reliefs du passĂ©, qu’il s’agisse de produits, de modes de vie ou d’organisations techniquement dĂ©passĂ©es». Effectivement, celle-ci tend Ă  prendre le pas sur la premiĂšre (keynĂ©sienne) dans la mesure oĂč le pouvoir d’achat favorisait des firmes de pays qui ne soumettent pas aux rĂšgles en vigueur sur le continent europĂ©en.
Il ne faut pas pour autant, explique Ferry, sombrer dans l’anticapitalisme primaire ou «de salon», car cette dynamique de l’innovation permanente portĂ©e par le libĂ©ralisme Ă©conomique fit trĂšs largement ses preuves. «Pour dire les choses simplement, dans l’histoire de l’Europe capitaliste, notre espĂ©rance de vie a Ă©tĂ© pratiquement multipliĂ©e par trois depuis la fin du XVIIIe siĂšcle, et notre niveau de vie moyen par vingt ! Pour prendre un point de repĂšre plus proche, notre pouvoir d’achat a triplĂ© depuis les annĂ©es 1950».

Certes, la logique de l’innovation engendre de la flexibilitĂ©, et donc de l’insĂ©curitĂ©, pour les salariĂ©s. Il n’en reste pas moins qu’elle produit Ă©galement des effets positifs. Au cƓur de l’hypercompĂ©tition mondiale, l’innovation impose une vigilance de tous les instants, une aptitude aigĂŒe Ă  la veille et favorise les individus formĂ©s capables de produire de la connaissance.
D’oĂč une conclusion lucide de l’auteur : «Il s’agit enfin de comprendre que ce n’est pas une simple « crise » momentanĂ©e que nous vivons, mais une rĂ©volution permanente qui ouvre des perspectives sans doute enthousiasmantes pour ceux qui « gagneront », mais infiniment angoissantes pour les autres, pour ceux qui sont attachĂ©s Ă  leur petit espace de vie, Ă  leur prĂ© carrĂ©, Ă  leur coin de province ou Ă  leurs statuts en voie d’extinction, et qui, on peut et on doit le comprendre, ne perçoivent que les effets dĂ©lĂ©tĂšres du capitalisme dans leurs existences bouleversĂ©es».

Les mots employĂ©s par Luc Ferry s’avĂšrent d’une clartĂ© totale et font signe vers l’univers sĂ©mantique de la guerre Ă©conomique : «Comme une espĂšce animale qui ne s’adapte pas est «sĂ©lectionnĂ©e» dans le monde de Darwin, une entreprise qui n’innove pas sans cesse est vouĂ©e Ă  disparaĂźtre, Ă  ĂȘtre avalĂ©e par le voisin. Il ne s’agit plus de viser la libertĂ© et le bonheur, de travailler au progrĂšs humain, comme un philosophe du XVIIIe siĂšcle pouvait encore le croire, mais tout simplement de survivre, de se battre et de « gagner » dans un monde de compĂ©tition devenu fĂ©roce». Autant d’élĂ©ments qui donnent une force d’évocation certaine Ă  sa formule d’«innovation destructrice», laquelle souhaite assumer la double nature du changement : crĂ©atrice de possibles et nĂ©gatrice de mƓurs, traditions et modĂšles anciens.

Ce que Luc Ferry dĂ©montre de maniĂšre limpide, c’est la conjonction entre le libĂ©ralisme Ă©conomique le plus radical et la pensĂ©e moderniste la plus brutale. Pour illustrer son raisonnement, il explore de façon extrĂȘmement convaincante la convergence sur le fond entre l’art contemporain et le capitalisme d’aujourd’hui. S’appuyant sur les Ă©crits de Kandinsky, le fondateur de l’art abstrait, il dĂ©montre que l’innovation destructrice rĂ©unit le bourgeois et le bohĂšme, donnant naissance au «bobo»  «Comme Picasso ou Duchamp, notre bourgeois pratique dĂ©sormais la table rase et l’innovation radicales. Au nom du benchmarking, il doit rĂ©volutionner sa firme sans rĂ©pit. Ce qui donne parfaitement raison Ă  Marx autant qu’à Schumpeter. Le capitalisme, c’est bel et bien la rĂ©volution permanente, l’innovation destructrice Ă  jet continu».

Aujourd’hui, la crise s’inscrit exactement dans ce paysage conceptuel et concret que dessine Luc Ferry. Le monde se dĂ©truit et se recrĂ©e Ă  chaque instant, en laissant quelques dĂ©combres fumants, et en pulvĂ©risant bien des repĂšres. VoilĂ  ce que le mot «crise» signifie profondĂ©ment.
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La stratégie comme réponse

Dans ce contexte, il nous faut entrer en stratĂ©gie comme on entre en religion
 C’est une conversion totale du regard et du comportement qui nous est demandĂ© par le monde qui nous entoure. Parce que la crise dĂ©finit le monde contemporain, et qu’elle dĂ©signe une mise sous tension de chaque instant, une accĂ©lĂ©ration permanente, une exacerbation des modes relationnels conflictuels, le tout dans un monde chaotique, incertain, cimentĂ© par des interdĂ©pendances multiples aux rĂ©sultats relativement imprĂ©visibles (au-delĂ  d’hypothĂšses Ă©lĂ©mentaires), elle appelle naturellement le secours du raisonnement stratĂ©gique. La crise requiert fatalement la stratĂ©gie.

A cet Ă©gard, le monde militaire nous enseigne ce que nous avons Ă  savoir sur le modĂšle stratĂ©gique de rĂ©flexion. Le gĂ©nĂ©ral Beaufre dĂ©finissait la stratĂ©gie comme une action finalisĂ©e en milieu conflictuel. Nous Ă©voluons aujourd’hui dans un monde (notamment Ă©conomique) par dĂ©finition conflictuel, tout simplement parce qu’il est hautement concurrentiel. Cette concurrence s’avĂšre plus ou moins forte, plus ou moins licite, elle prend des formes diffĂ©rentes au fur et Ă  mesure que le temps passe. Mais force est de constater que nous Ă©voluons dans un Ă©tat de tension permanent. Certes, il existe des moments de coopĂ©ration, que dans un langage plus martial on appellerait des trĂȘves.

Mais globalement, le contexte auquel nous faisons face sans repos s’impose par essence comme incertain et pĂ©rilleux. De fait, la stratĂ©gie est justement Ă©laborĂ©e pour donner des caps Ă  tenir dans ces pĂ©riodes d’incertitude. Ce qui diffĂšre de la planification, rigide, qui dĂ©finit les objectifs que l’on s’assigne au sein d’un monde fermĂ© dont on connaĂźt et contrĂŽle tous les paramĂštres. La planification joua pleinement son rĂŽle au cours des Trente Glorieuses, mais c’est maintenant la stratĂ©gie qui reprend ses droits Ă  l’heure de la globalisation.

Or, il se trouve que la plupart des organisations humaines -par faiblesse, aveuglement ou facilitĂ©- passent difficilement d’un cadre mental Ă  l’autre, et ne se donnent pas forcĂ©ment les moyens d’opĂ©rer cette mutation de la planification vers la stratĂ©gie. Cela vaut pour les individus, les entreprises, mais aussi Ă  l’échelon national comme au niveau des territoires, et peut-ĂȘtre plus encore Ă  l’échelon europĂ©en. La stratĂ©gie nous pose collectivement problĂšme


Un autre Ă©lĂ©ment exige d’ĂȘtre pris en compte. Pour faire de la stratĂ©gie, il faut se donner du temps. Il faut rĂ©apprendre Ă  penser sur le moyen ou le long terme, ce que nous ne savons plus faire puisque nous sommes engluĂ©s dans une vision court-termiste des situations, des choses et des ĂȘtres, laquelle paralyse notre capacitĂ© Ă  raisonner vĂ©ritablement. Dans le trĂšs court terme, on se contente -dans le meilleur des cas- de faire de la tactique. Cette dimension a envahi l’ensemble de la sociĂ©tĂ©, Ă  tous les niveaux, dans le public comme dans le privĂ©. On comprend bien qu’en un temps oĂč, pour une multitude de raisons, chacun se borne simplement Ă  essayer de gĂ©rer au mieux son lendemain, il devient presque impossible d’engager une rĂ©flexion -pourtant indispensable- sur le devenir d’individus ou de collectivitĂ©s Ă  cinq, dix ou vingt ans.

La crise semble dĂšs lors aux antipodes de la stratĂ©gie. Cette derniĂšre paraĂźt s’épanouir dans le calme et la rĂ©flexion, l’anticipation, alors que la crise se conduit dans l’urgence, le stress, la rĂ©action et l’instinct. Pourtant, c’est prĂ©cisĂ©ment le paradoxe qu’il s’agit de rĂ©soudre : c’est au plus fort de la crise, que le mode stratĂ©gique de rĂ©flexion et d’action doit prĂ©valoir, tout en acceptant les apports de l’intuition et de la pression. Exploit dĂ©licat qui demande un gigantesque travail, de l’ascĂšse, de la volontĂ©, une forte introspection, beaucoup d’intelligence du monde et de l’entraĂźnement.

Un défi à relever

«Il faut bien reconnaĂźtre que personne aujourd’hui, homme de gouvernement, thĂ©oricien de la science politique ou Ă©conomique, n’est capable d’embrasser la complexitĂ© crĂ©Ă©e par le dĂ©veloppement trĂšs rapide des connexions de toute nature sur le globe, et de prĂ©voir les retentissements Ă  trĂšs brĂšve Ă©chĂ©ance des Ă©vĂ©nements. Tout acte, pour raisonnĂ© qu’il soit, Ă©quivaut Ă  un coup de dĂ©s [[ValĂ©ry Paul, Vues. Paris, Editions de La Table Ronde, 1948.]]». Ce constat que faisait Paul ValĂ©ry, voilĂ  plus de soixante ans, s’avĂšre frappant de luciditĂ© et de modernitĂ© ! Cet Ă©crivain prophĂ©tique du XXe siĂšcle dĂ©celait dĂ©jĂ  les «signaux faibles» de la mondialisation, diagnostiquait l’interdĂ©pendance caractĂ©ristique de notre temps (le sens profond du terme de globalisation), et mettait ainsi le doigt sur le moteur mĂȘme des «crises» : Ă  savoir les chaĂźnes d’interactions qui Ă©chappent rapidement Ă  la comprĂ©hension et Ă  l’action efficace.

En revanche, la caisse de rĂ©sonance mĂ©diatique et le caractĂšre foudroyant de la transmission instantanĂ©e de l’information en chaque point de la planĂšte manquaient Ă  son Ă©poque ! Cette nouveautĂ© participe de la pleine dĂ©finition de ce que reprĂ©sente aujourd’hui une crise. Nous le prĂ©cisions plus haut : celle-ci reste une chose dĂ©licate Ă  cerner. Certes, elle semble envahir notre quotidien. Nous voyons des crises partout : crise Ă©conomique bien sĂ»r mais aussi, crise politique, crise des valeurs, crise de civilisation ou crise du couple ! On constate ainsi que le spectre est large : les utilisations de ce mot sont lĂ©gion.

De maniĂšre plus fine et essentielle, rĂ©pĂ©tons-le la crise (qui ne se dĂ©ploie plus sur un schĂ©ma on/off) dĂ©signe les moments oĂč les organisations (publiques ou privĂ©es) ne parviennent plus Ă  s’adapter Ă  leur environnement, Ă  maĂźtriser des Ă©vĂ©nements et des situations en recourant aux «routines», c’est-Ă -dire aux procĂ©dures prĂ©dĂ©finies qui orientent l’action et le comportement gĂ©nĂ©ral d’une collectivitĂ© humaine poursuivant une finalitĂ© particuliĂšre (notamment les entreprises ou les administrations). On peut synthĂ©tiser le diagnostic de la maniĂšre suivante : «Une crise ne dĂ©bute pas Ă  un instant prĂ©cis pour s’achever Ă  un autre, tout aussi prĂ©cisĂ©ment situĂ© dans le temps.

Elle relĂšve davantage d’un modĂšle sinusoĂŻdal : elle connaĂźt des pics et des points bas sans commencer soudainement et se clore brutalement. Disons plutĂŽt qu’elle « monte » comme une vague, enfle comme une rumeur, puis s’envole vers des paroxysmes ponctuĂ©s de reflux plus ou moins inattendus, avant de dĂ©croĂźtre progressivement, sans cesser de former des braises prĂȘtes Ă  se rallumer (le rebond de crise) si le vent se lĂšve ou que du « combustible » se prĂ©sente [[Combalbert Laurent & Delbecque Eric, La gestion de crise. Paris, PUF, 2012.]]» 


Il s’agit dĂšs lors de savoir observer, innover et rĂ©agir vite pour demeurer en situation de ne pas totalement subir un chainage Ă©vĂ©nementiel complexe, anxiogĂšne et mettant rapidement en place un environnement d’action fortement dĂ©gradĂ©.
Bien entendu, la crise se caractĂ©rise Ă©galement par une extrĂȘme focalisation mĂ©diatique. Cette derniĂšre participe de la montĂ©e aux extrĂȘmes en permettant Ă  diffĂ©rents acteurs de s’agrĂ©ger d’une maniĂšre ou d’une autre (en facteur «aggravant» ou «dĂ©samorçant») Ă  la spirale de crise.

Les origines des crises sont multiples et se classent habituellement Ă  travers les grilles des cartographies des risques. Il importe donc de connaĂźtre Ă  la perfection l’échiquier sur lequel on mĂšne sa partie.

Mais surtout, la crise, comme la guerre, tire de l’homme l’essentiel, ce qui le constitue au cƓur de son ĂȘtre. Dans un livre stimulant [[Sous le feu. La mort comme hypothĂšse de travail. Paris, Tallandier, 2014.]], Michel Goya structure fortement son raisonnement avec une idĂ©e clef, qui vaut pour le management de crise comme pour l’art de la guerre. «Le combat n’est pas un phĂ©nomĂšne « normal », c’est un Ă©vĂ©nement extraordinaire et les individus qui y participent ne le font pas de maniĂšre « moyenne ». Comme un objet Ă  trĂšs forte gravitĂ© qui dĂ©forme les lois de la physique newtonienne Ă  son approche, la proximitĂ© de la mort et la peur qu’elle induit dĂ©forment les individus et Ă©tirent leur comportement vers les extrĂȘmes. La rĂ©partition des rĂŽles n’y obĂ©it pas Ă  une loi de Gauss oĂč tout le monde ou presque agirait de maniĂšre Ă  peu prĂšs semblable, mais Ă  une loi de puissance oĂč, entre l’écrasement et la sublimation, beaucoup font peu et peu font beaucoup».

Cette Ă©preuve de l’extrĂȘme est certes fondamentale pour comprendre les militaires contemporains et les dĂ©fis auxquels ils font face, ainsi que pour tenter d’imaginer ce qu’ils peuvent ressentir et penser sur un thĂ©Ăątre d’opĂ©rations. Mais le propos de Michel Goya intĂ©resse Ă©galement la sociĂ©tĂ© civile et plus encore l’univers de l’entreprise quand il fait face Ă  une crise. Dans le climat d’hyper-concurrence gĂ©nĂ©ralisĂ©e que nous connaissons, ses conclusions prĂ©sentent un intĂ©rĂȘt pour l’ensemble des dirigeants d’organisations, par exemple lorsqu’il rappelle la place centrale de l’expertise du chef, et tout autant de ses qualitĂ©s personnelles, dans la prĂ©servation des Ă©quipes et la continuitĂ© d’activitĂ©.

Pour le dire de maniĂšre encore plus brutale, comme nous l’enseignent aussi les conflits, la crise nous apprend que la prĂ©paration des personnalitĂ©s compte encore davantage que l’application des procĂ©dures dans l’anticipation, le pilotage et la sortie des crises
 StratĂ©gie et rĂ©silience : les deux piliers du chef et de son Ă©quipe dans la tourmente
 Conduire la crise, c’est entraĂźner des personnalitĂ©s, dans tous les sens du mot, en amont et en aval, afin qu’ils soient pleinement eux-mĂȘmes au moment de la crise


Pour entrer au cƓur de notre sujet, les lignes suivantes se rĂ©vĂšlent particuliĂšrement inspirantes : «Tout hĂ©ros qui voyage ou combat possĂšde nĂ©cessairement le sens de l’effort et de l’épreuve, il connaĂźt la solitude et l’endurance, sans quoi la maturation personnelle est inexistante, sans quoi il reste un errant Ă  l’orĂ©e de la quĂȘte. L’élan initial, le dĂ©sir de cheminer doivent persister au milieu des difficultĂ©s. La noblesse du hĂ©ros ne consiste pas Ă  rĂ©ussir mais Ă  ne jamais abandonner. Le vocabulaire d’une Ă©poque est toujours instructif : dans notre sociĂ©tĂ© moderne, on entend parler presque uniquement de « problĂšmes » et on s’emploie Ă  les rĂ©soudre. Or dans le monde initiatique et spirituel qui est celui du hĂ©ros il n’y a jamais de problĂšmes, il y a des Ă©preuves. Le problĂšme est Ă  rĂ©gler, l’épreuve demande Ă  ĂȘtre traversĂ©e».

En effet, toute la question est là
 La crise fut toujours perçue comme un seuil, une transition. Elle semble aujourd’hui devenir notre Destin, notre Ă©tat permanent, individuel et collectif, c’est pour cela qu’elle mobilise tant nos esprits
 C’est une Ă©preuve qui dure Ă  perte de vue
 En tout Ă©tat de cause, il faut plus que jamais envisager la crise comme une occasion de dĂ©passement oĂč la luciditĂ©, la maĂźtrise de nous-mĂȘmes constitue le plus important facteur critique de succĂšs : «Un hĂ©ros n’a jamais de problĂšmes psychologiques, c’est sur un autre plan qu’il affronte le monde et ses terres intĂ©rieures. Un problĂšme rĂ©glĂ© entraĂźne le soulagement, la sĂ©curitĂ© (mĂȘme illusoire) ; l’épreuve offre une occasion de grandir, de se dĂ©couvrir, de se transformer.» Et en soi l’épreuve est signe d’élection : «Les grandes tempĂȘtes sont pour les grands navires, disait KazantzĂĄkis. Chaque homme n’a pas la chance, durant son existence, de rencontrer un Minotaure, de poursuivre une biche aux yeux d’airain, de s’enfoncer dans la forĂȘt obscure ou de pleurer de dĂ©sespoir devant un chĂąteau fermĂ©. Le danger, le combat, la solitude, la maladie, le deuil n’apparaissent au hĂ©ros ni comme des problĂšmes, ni comme des Ă©checs, ni mĂȘme comme des obstacles Ă  la poursuite du voyage : ils font intĂ©gralement partie du voyage, ces sont des portes Ă  traverser pour connaĂźtre ses vraies dimensions -spirituelles, non psychologiques ni physiques -, pour rencontrer tout au bout son vrai visage. Et la mort du hĂ©ros ne veut pas toujours dire qu’il a Ă©puisĂ© toutes les Ă©preuves [[Kelen Jacqueline, L’éternel masculin. TraitĂ© de chevalerie Ă  l’usage des hommes d’aujourd’hui. Paris, Robert Laffont, 1994.]] » 

Ne cherchons pas en vain un monde stable : il n’existe pas Ă  l’horizon que l’Ɠil humain peut discerner. Il convient plutĂŽt de se rĂ©soudre Ă  accepter que la «crise» caractĂ©rise ce siĂšcle et sert simplement Ă  nommer les circonstances exceptionnelles et conflictuelles qui tissent dorĂ©navant notre ordinaire, devenu l’extra-ordinaire permanent. L’insolite et l’imprĂ©vu, l’inconnu et le pas-encore-vu, le non rĂ©pertoriĂ©, nous tiennent lieu de banal, ou plutĂŽt d’habituel
 Il importe donc d’y accoutumer les caractĂšres et d’en faire une occasion de dĂ©passement et de progrĂšs


Dernier ouvrage d’Eric Delbecque

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