Publié le 10 mai 2018 à 22h27 - Dernière mise à jour le 28 octobre 2022 à 18h48

Un anti héros d’aujourd’hui
Bouleversant le film montre donc Étienne tenter de faire du cinéma. Sa vie, ses amis, ses amours, ses emmerdes défilent sous nos yeux dans un va-et-vient subtil. On parle beaucoup dans «Mes provinciales», on y fait énormément l’amour mais, contrairement aux longs métrages de Philippe Garrel à qui on l’a beaucoup comparé à tort Civeyrac, on y dit des choses simples, évidentes, universelles, (plume du réalisateur superbe de générosité), et on peut affirmer que Civeyrac n’est pas à l’instar de cinéastes uniquement cérébraux un réalisateur s’adressant à d’autres réalisateurs. Non, sa cible c’est le public et son parti-pris demeure comme sa réalisation réaliste. Étienne, anti-héros d’aujourd’hui, demeure ce point d’ancrage du récit, et les scènes d’affrontements avec Jean-Noël et surtout Mathias qui lui, se positionne en grand frère, le sont à mots feutrés, sans hurlements ni excès verbaux. Nous le suivons à travers Paris décrite souvent de nuit, lui le provincial qui ne possède pas lors de son arrivée dans la capitale les clefs pour ouvrir ses portes du rêve.
Actrices et acteurs sublimes
Le tout est tenu par des comédiens sublimes, parmi lesquels Andranic Manet (Étienne), Corentin Fila (Mathias), et Gonzague Van Bervesselès (Jean-Noël) (portraits ci-dessous), tous sortes de prolongements narratifs de ce que fut la personnalité de Jean-Paul Civeyrac à leur âge. Avec à la clef deux moments bouleversants du film, et une économie de moyens qui tranche avec la richesse de la psychologie de leurs personnages. Dans leur manière de se déplacer, d’échanger par la parole ou le regard, de serrer une fille dans leurs bras, ils sont si époustouflants, qu’on se surprend à penser que Jean-Paul Civeyrac n’a pas réalisé un casting mais pris sous son aile des personnalités fortes devenues d’ailleurs des amis dans la vie. Et puis il y a toutes les actrices dont Sophie Verbeeck, Diane Rouxel, Jenna Thiam, ou Charlotte Van Bervesselès (la sœur de Gonzague), authentiques et talentueuses dont la beauté est renforcée par le noir et blanc sublime de la pellicule.
Présence de la musique de Bach
Premier film à mettre en scène des étudiants de cinéma, «Mes provinciales», qui s’abstient de juger, hymne à la vie et à la ferveur en la création artistique, possède un côté chronique. Et si le réalisateur, constamment bienveillant à l’encontre de ses jeunes apprenti(e)s situe l’action au lendemain de l’annonce de la candidature de Macron à l’élection présidentielle, il n’y a guère d’autres marqueurs temporels. Aspect renforcé par l’omniprésence de la musique de Bach, seul compositeur que Civeyrac puisse écouter tous les jours, et qui par son génie de la mise en forme serait un frère compositeur des architectes du cinéma que sont Étienne, Mathias et Jean-Noël. Dans son dernier roman «Madame Pylinska et le secret de Chopin» Eric-Emmanuel Schmitt montre combien Bach qui concevait la musique indépendamment des sons, permet de fait de jouer ses œuvres sur des instruments variés, et d’attirer vers lui des êtres cérébraux épris de beauté. On le voit, «Mes provinciales» est d’une telle richesse qu’il dépasse les cadres habituels d’un simple film, pour se muer en une impressionnante fresque aux accents libertaires et humanistes. Un chef d’œuvre !
Jean-Rémi BARLAND
Rencontre avec Andranic Manet, Corentin Fila et Gonzague Van Bervesselès

Andranic Manet incarne Étienne
Il possède une démarche faussement nonchalante, un débit calme, et d’aucuns diront que Andranic Manet ressemble dans la vie au personnage d’Étienne. En plus solaire et plus drôle néanmoins. Né le 8 août 1996, formé au Cours Florent, ayant participé à l’aventure du film «Réparer les vivants», il a abordé son rôle de «Mes provinciales» en réfléchissant beaucoup à la psychologie d’Étienne. «Je vois ce jeune homme comme l’idéal de fiction de ce que Jean-Paul Civeyrac a vécu. Le film est un mélange de sa vie, et il m’a permis de finir quelque chose», raconte-t-il. Parle «d’un très beau film sur la jeunesse, un hymne à la vie, avec des camarades de jeu exceptionnels qui sont devenus des amis». Et d’ajouter non sans émotion : «Le comédien Grigory Manoukov qui joue mon père dans le film est mon père dans la vie. Cela m’a touché de le retrouver bien sûr, surtout parce que c’est un grand acteur qui a tourné chez Rohmer et dont les apparitions au théâtre sont marquantes.» Rayonnant, heureux de son travail sur le personnage d’Etienne sans cesse en évolution, et parfois égoïste, Andranic Manet, grand lecteur des écrivains russes tels que Gorki, Gogol, Tolstoï, et surtout Tchekhov, se projette volontiers sur le planches. «“Mes provinciales” parle de nous, confie-t-il, et je trouve beau de raconter la jeunesse tant qu’on est jeunes soi-même».
Corentin Fila incarne Mathias
David Foenkinos qui l’a fait tourner dans son film «Jalouse » dit de Corentin Fila qu’il est un acteur au tempérament de feu. On s’accordera sur ce point avec lui, en ajoutant qu’il possède une profondeur de jeu tranchant avec son jeune âge. Né le 28 septembre 1988, passionné de sports (il pratique la boxe et s’entraîne souvent avec Gonzague Van Bervesselès son camarade des Provinciales), Corentin Fila définit son personnage de Mathias comme un héros pasolinien. «C’est un garçon d’une grande humanité», indique-t-il, «Il est caustique, acerbe, et possède un idéal aussi haut que celui de Bardamu du “Voyage au bout de la nuit” de Céline. D’où son intransigeance et sa radicalité». «Il aime Étienne, ajoute-t-il, d’un amour fraternel. Il a face à lui une posture de grand frère. Sa désespérance aussi est artistique. Ce personnage que j’ai travaillé d’abord à l’instinct, se sent découragé par son rapport au monde. Il me touche profondément.» Pour lui : «On peut résumer l’ensemble du film par cette phrase : “par moment on ne sait pas qui a raison”. Cette belle réflexion sur le doute, je l’ai portée en moi en jouant Mathias. Et la manière de filmer de Jean-Paul a renforcé ce sentiment».
Gonzague Van Bervesselès incarne Jean-Noël
Si le père d’Andranic Manet dans «Mes Provinciales» est son vrai père dans la vie, Gonzague Van Bervesselès a vécu, lui aussi, une aventure familiale sur le tournage. « «C’est ma sœur Charlotte qui incarne Héloïse», dévoile-t-il, «et le plus drôle c’est que je ne savais pas qu’elle passait le casting en même temps que moi. Cela m’a ému de la retrouver sur le plateau». Né le 21 mars 1991, Gonzague, comédien de théâtre a connu avec «Mes provinciales» sa première aventure cinématographique. Précisant: «Mon rôle de Jean-Noël, je l’ai abordé en répétant beaucoup avant, comme au théâtre. Mon personnage est un ami très proche d’Étienne dont il a été autrefois amoureux. C’est un tempérament radieux et j’ai beaucoup de traits de caractère communs avec lui. Aussi exigeant qu’Étienne mais, sans doute, moins égocentrique, il va s’éloigner de lui, et sa façon de se positionner face à Mathias qui le bouscule m’a intéressé». «Je peux dire de “Mes provinciales”, poursuit-il, dont je suis sorti plus aguerri en tant qu’acteur, que c’est une sorte de témoignage de la mélancolie heureuse des choses perdues».
Propos recueillis par Jean-Rémi BARLAND




