Entretien avec Raphaël Liogier : « Marseille est un laboratoire des populismes »

Le philosophe et sociologue aixois revient, lors d’un entretien, sur les résultats des élections européennes à Marseille. Pour lui, il est logique que le RN et LFI se partagent les arrondissements. « Marseille est la ville où on a la plus grande distance entre les plus pauvres et les plus riches. Cela génère des sentiments opposés mais qui se rejoignent sur un point, la perte d’identité».

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Le sociologue et philosophe Raphaël Liogier (Photo Saad Tazi)

 Perte identitaire

La perte identitaire est le cheval de bataille depuis des années de Raphaël Liogier. Il l’a théorisée dans divers ouvrages -« Ce Populisme qui vient, 2013» et « Khaos. La promesse trahie de la modernité, 2023 »-. Le résultat des élections européennes tend à lui donner raison. « Marseille est précurseur, analyse-t-il, cette perte d’identité touche tous les arrondissements qu’ils aient massivement voté pour le RN ou pour LFI. Chacun pense que l’autre a le pouvoir et est victime d’un encerclement. Les électeurs de Jean-Luc Mélenchon, concentrés dans le cœur de la ville et les quartiers Nord, ont le sentiment d’être victimes d’un complot capitaliste, d’un complot juif, d’un complot des médias. A l’opposé dans les quartiers Sud et Est de la ville c’est l’angoisse d’une immigration qui vous prend votre identité. On est envahis par les Arabes, les immigrés à qui on donne tout et l’islamisation rampante. Les visions sont opposées mais elles reposent sur le même ressort : un désarroi, liée à une perte identitaire. Sur ce terreau prospèrent les populismes. De droite ou de gauche ».

L’apparition du populisme

 « Le populisme c’est quand un parti d’extrême droite ou d’extrême gauche n’est plus fondé sur un programme spécifique mais sur une seule idée, une émotion. Le vrai peuple a le sentiment d’être déprivé de soi», explique le sociologue. « C’est ce qui se passe à partir de 2003. La place prise par Marine Le Pen au sein du parti a fait profondément évoluer le FN. On est passés d’un parti d’extrême droite sous Jean-Marie Le Pen, c’est-à-dire à la marge, à un parti populiste avec sa fille. Le changement de nom marque d’ailleurs ce glissement. Front national à un côté guerrier, Rassemblement suggère un élargissement. C’est ce qui est en train de s’opérer. Aujourd’hui le RN séduit à droite mais aussi à gauche, chez d’anciens communistes. L’émotion peut réunir toutes les couches de la population ».

Années 30

Raphaël Liogier constate qu’on a connu les mêmes évolutions politiques dans les années 30 en Italie et en Allemagne. « Les Faisceaux de Mussolini étaient au départ un parti d’extrême gauche qui s’est droitisé avec la notion d’identité perdue du peuple italien et a pu accéder au pouvoir. A l’opposé, Hitler avait un parti de droite qui s’est gauchisé pour devenir le parti national-socialiste des travailleurs allemands (NSDAP). Le RN est aussi un parti national socialiste. Il est nationaliste et socialiste dans son programme économique. Marine Le Pen estimait que Hollande avait trahi le peuple de gauche ! Le RN regroupe des gens tout à fait opposés mais qui se retrouvent autour d’un sentiment de déclassement ou d’encerclement. »

L’élection d’Emmanuel Macron

Jusque dans les années 90 on avait une opposition claire entre droite et gauche. Ensuite le curseur s’est progressivement déplacé. Les populistes prennent du poids en s’opposant en frontal aux libéraux. Raphaël Liogier précise:  « C’est l’habileté d’Emmanuel Macron d’avoir flairé cette évolution. Il a fait voler en éclats les partis traditionnels et est devenu Président avec un programme libéral sur le plan économique et moral. Depuis il n’a eu de cesse d’opposer nationalistes et progressistes, populistes et libéraux à chaque scrutin. La dissolution obéit à la même volonté. Il veut rejouer 2017 mais le camp des libéraux a peut-être perdu 20% de ses voix en 7 ans et la France est de plus en plus populiste. Pas sûr qu’il puisse rééditer l’opération ».

« On ne croit plus en rien »

Pour le philosophe, la France, le monde occidental sont arrivés à un épuisement. « Les gens veulent descendre du bateau. Le rapport brutal au capitalisme, la technique pour la technique… Ils sont prisonniers d’une accélération perpétuelle qu’ils refusent alors ils se réfugient dans l’identité régionale, locale voire familiale. Les partis populistes de gauche ou de droite (LFI et RN) semblent combler cette sorte de névrose identitaire. Une névrose identitaire exacerbée par l’importation des conflits mondiaux sur le sol national. Pour lutter contre les populismes il faut redonner un sens à l’existence ».

Que vont donner les urnes ?

 Dans ce contexte quel peut-être le résultat des urnes le 7 juillet prochain ? Raphaël Liogier répond: « Je ne suis pas madame soleil, guère plus d’un électeur sur deux s’est déplacé pour voter le 9 juin. C’était sans doute les plus motivés, ceux qui souffrent le plus de cette perte identitaire. Que feront les abstentionnistes, à priori moins concernés par cette notion ? C’est toute la question. Ils peuvent encore limiter ou inverser la tendance vers les alliances populistes ». Les résultats de Marseille seront éclairants en la matière. Aux européennes Le RN est arrivé largement en tête dans 8 arrondissements. LFI dans 7. Ils font jeu égal dans un dernier. Aux législatives de 2022 sur les 7 circonscriptions marseillaises, LFI a obtenu 3 députés, Renaissance le même nombre et le RN un député. Si les cartes sont rebattues le lien entre perte identitaire et populisme développé par Raphaël Liogier sera confirmé.

Joël BARCY

Raphaël Liogier est sociologue et philosophe. Professeur des universités à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence. Il a également dirigé l’Observatoire du religieux de 2006 à 2014. Diplômé en philosophie de l’université d’Édimbourg il enseigne également au Collège international de philosophie (CIPH). Il est aussi chercheur associé au laboratoire Sophiapol à l’Université de Paris 10 Nanterre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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