La chronique d’Alain Cabras maître de conférences Sciences Po Aix et Aix-Marseille: « De quoi la Méditerranée peut-elle être encore le nom ? »

Publié le 7 janvier 2014 à  20h31 - Dernière mise à  jour le 27 octobre 2022 à  17h12

L’idée méditerranéenne a régressé ces trois dernières années or, c’est dans ses eaux et sur ses rives que se joue sans doute l’avenir européen. Que peut encore apporter cette mer aux Européens et aux autres peuples qui la composent ? N’est-elle plus que le symbole d’un vieux monde dépassé dans ses conflits internes entre civilisations épuisées ? Ou de cette matrice de tant de Paroles fondatrices de nos sociétés peut-il encore jaillir une Parole qui refonde, qui donne encore une fois une Renaissance à tout l’espace euro-méditerranéen ? Enfin, à l’heure où se met en place la troisième phase de la mondialisation, à savoir culturelle, la Méditerranée ne pourrait-elle pas devenir le laboratoire d’une mondialisation maîtrisée et heureuse ?

(Photo Philippe Maillé)
(Photo Philippe Maillé)
Nous avons perdu le Sud. Il nous a échappé à nouveau comme il y a déjà mille ans lorsque l’Europe tentait de se définir en opposition à l’empire musulman et à l’empire romain d’Orient. Nous l’avions perdu en refusant de nous penser à partir d’Athènes et de Rome, de Jérusalem et Cordoue en nous tournant vers le Nord.
L’Europe s’est imaginée et construite dès les Xe et XIe siècles en tournant le dos à la Méditerranée dont Elle était pourtant issue. Cette construction impossible, sans son sud, fut à l’origine de nombreuses convulsions de l’esprit européen cherchant, souvent dans « ses origines », une solution aux grandes questions qui frappaient sa civilisation encore balbutiante. Ces profondes révolutions, au sens copernicien, s’appelèrent des Renaissances. Renaissance carolingienne (VIIIe et IXe siècles) avec la redécouverte de la langue latine ; renaissance andalouse (XIIe) avec le dialogue des sciences, des cultures et des trois religions monothéistes; renaissance italienne avec le rêve grec et byzantin (fin XIVe, début XVIe siècles) ; renaissance européenne, enfin, avec le rêve égyptien de Bonaparte ( 1798 et XIXe siècle), précédèrent celle qu’appelle notre siècle, à présent, pour retrouver un sens de la quête de nous-mêmes, devant le fracas des forces qui dominent le monde et plus particulièrement la zone euro-méditerranéenne. Ces forces à l’œuvre au cœur d’une certaine globalisation meurtrissent les hommes, leurs savoirs et leurs territoires de par leurs jeux et enjeux. Dès lors, réagir et lutter pour une autre définition de la mondialisation ne peut se limiter à ce que d’aucun pense être une simple soif légitime de spiritualité. Il s’agit bien, en fait, de retrouver la voie de Malraux qui n’a jamais dit que « le XXIe siècle serait spirituel ou ne serait pas », mais qu’il devait être celui de l’affirmation des forces de l’esprit au sens de « spiritus », le Souffle, la création, par le refus d’abdiquer la part de grandeur de l’Homme sous les diktats mercantiles et matérialistes.
A l’heure où l’intelligentsia européenne est à nouveau à un croisement de son histoire, elle peut choisir de replonger dans sa matrice pour y retrouver une voix/voie possible dans le monde et une nouvelle forme de mondialisation ou suivre son repli sur soi. Cette matrice depuis l’empereur Auguste est connue sous le nom guerrier et romantique de Mare Nostrum. Mais qu’en est-il d’Elle aujourd’hui ? Comment se fait-il que cet espace marin soit devenu si insaisissable ? Comment comprendre qu’en cette partie si petite du monde se joue, aux travers de ses impasses et de ses apories, non seulement le destin des Européens, des Arabes, des Turcs et des Israéliens mais celui bien plus vaste de la mondialisation elle-même ?
Hélas en 2013, la Méditerranée saigne. Elle est une Mer en passe de mourir tant écologiquement, politiquement que spirituellement : une mer rouge de sang à l’Est et au Sud, demain une mer morte pour le Nord, alors que son nom pourrait résonner comme une chance, un sommet et un horizon à atteindre avec enthousiasme.
Nous avons bien perdu notre Sud et ce, malgré, les strates et les paillettes d’une capitale culturelle de l’Europe à Marseille. Sous les incantations droit-de-l’hommistes et les discours d’unité, le vernis est fragile. Les lézardes sont déjà là et matérialisent les fractures réelles comme de vieilles persiennes qui nous protègent mal, sur les trois rives, de ce fatum qui s’acharne sur cette région bénie des Dieux.

La Méditerranée en danger ou un danger ?

Aujourd’hui, les forces de la division et du découragement sont à l’œuvre même parmi les plus fervents combattants de ce que la Méditerranée pourrait être. Le temps n’est plus, hélas, à savoir s’il faut être « méditerranéiste » (ceux qui prônent l’unité du Bassin) ou seulement sympathisant de la « méditerranéité » (ceux qui souhaitent plus d’unicité culturelle). Le temps est à la résistance pour que la Méditerranée ne redevienne pas un objet politique non-identifiée. Car ce danger est réel à nouveau, malgré les Accords de Barcelone de 1995 et l’Union pour la Méditerranée de 2008 qui s’accrochent dans la tempête politique majeure qui nous frappe. Ce danger, pour lequel tant des plus éminents penseurs et spécialistes nous ont alerté à l’instar de Bruno Étienne, Edgar Morin, Jacques Berque ou Mohammed Arkoun est bien plus qu’un enjeu de définition de géopolitique, pour cénacles universitaires. Il serait, s’il advenait, un drame civilisationnel, pour les Européens d’abord qui cherchent dans les forces du Droit et de la technologie à organiser, à Vingt-Sept, une réponse au marasme capitalistique qu’ils ne maîtrisent plus du tout. Il le serait pour les Arabes ensuite qui rateraient le dosage si compliqué entre leurs traditions et l’avènement de sociétés ouvertes au pluralisme.
Partout autour du Bassin ressurgissent, entremêlées, les deux questions terribles du XIXe siècle : la question sociale et la question nationale, avec leurs deux faces, comme le « Janus » d’Holbein le Jeune, lumineuse et noire. Le « voile » de la religion, pudique pour les uns, aliénant pour les autres, ne peut plus cacher longtemps le retour en force du politique et du choc des cultures comme les islamistes viennent de s’en apercevoir en Égypte ou en Tunisie.
Du « Berceau » méditerranéen peut renaître un souffle pour l’Europe et les mondes arabo-musulmans. Beaucoup l’espère et en chante les louanges au nom de la Cordoue lointaine et idéalisée. D’autres ni croient plus en maudissant l’esprit millénaire des Croisades qui rôderait toujours sur ses flots et ses rives. Mais chacun est frappé de lucidité brûlante lorsqu’il s’agit d’évoquer les dégâts de la méconnaissance, premier fléau qui ravage nos côtes comme nos esprits. Cette amnésie de l’Autre comme voisin, ami ou ennemi ne profite qu’aux vendeurs de haine et de divisions. En ce sens l’étymologie du nom de Satan, (diable, diabolo, « diabollein » : ce qui disperse et divise) prend tout son sens et devrait mettre tous les monothéistes d’accord ! Le premier fléau qui frappe les habitants du nord comme du sud est la méconnaissance de nos histoires, de nos mémoires, de ce que nous sommes. Et c’est là que se joue un autre drame pour la reconnaissance des bienfaits de cette mer, celle d’être une mer de la complexité à une époque de simplification des esprits et d’abêtissement généralisé. Cette complexité est considérée comme dangereuse par des élites européennes qui ne savent plus l’appréhender et par des élites islamistes qui la redoutent et la combattent.
Ainsi la Méditerranée est-elle en danger d’oubli, donc de mise à mort en tant que matrice qui produit du sens commun, mais pis que cela elle représente pour trop d’acteurs politiques et religieux un danger en tant que tel.
Pourtant la Méditerranée est bien le lieu des tragédies impériales, de la confrontation permanente de Paroles fondatrices plus vraies les uns que les autres, le lieu unique où l’imaginaire des peuples est à double entrées sous les hospices d’Éros et de Thanatos. De cette complexité peut surgir la bonne grille de lecture d’une mondialisation culturelle inédite et pacifique.

La Méditerranée : mer de la complexité à l’époque de la simplification des esprits

Nous ne savons plus ce que c’est que la Méditerranée. En dehors des cercles universitaires, de quelques laboratoires d’idées ou de quelques esprits libres épris de soif de comprendre le monde d’aujourd’hui, l’étrange bassin méditerranéen reste un lieu de méconnaissance majeur. Un « topos » comme l’écrivait Bruno Étienne, notre cher maître à Sciences Po Aix, c’est-à-dire un « lieu de nulle part » tant il est situé à la conjonction de contraires, de différences, de chocs et de légitimités si complexes… et de césures dont les deux majeures : Nord/Sud, Occident/Orient. Or, nous y habitons. Et nous sentons bien que la Méditerranée recommence à nous habiter, à son tour, mais différemment. Au slogan de « tours operators » d’inspiration gainsbourienne du « sea, sex and sun » s’affichent désormais sur les écrans comme dans les journaux, les guerres fratricides, les attentats de Madrid et Londres, les révolutions arabes, les accords de Barcelone, l’Union méditerranéenne, puis pour la Méditerranée, Tunisie, Égypte, Libye, Syrie, les morts, des centaines de morts, des milliers de morts…. Exils, flux migratoires, frontières de mer, un des derniers murs de la honte en place… et la folie partout.
Mais de ce topos, « lieu de nulle part », le privatif grec « u » placé devant topos a donné « utopie ». Non seulement, il est possible de penser la Méditerranée au-delà de ses limites géographiques, mais il est souhaitable de l’envisager comme un tout idéel, historique et culturel. Pour ce faire, il faut savoir pourquoi, nous La trouvons dans cet état à l’aube du XXIe siècle. Pour cela, il suffit de remonter très peu dans le temps, au XXe siècle (1914-2001), où pas moins de quatre empires se sont effondrés dans ses eaux bleues.
L’empire austro-hongrois qui fit surgir le principe des nationalités, sionisme y compris, s’écroula en 1916 après plus de cinquante années de déclin et de convulsions. Il légua à la Méditerranée la tragédie des Balkans qui perdure encore, même après les guerres de 1992 et 1995.
L’empire ottoman, qualifié d’homme malade de l’Europe alors, fut détruit en 1923 et laissa des séquelles profondes au Proche et Moyen-Orient, tandis que les puissances redessinent sans cesse les frontières des États. Depuis 1916, en effet, encore en pleine guerre à l’issue très incertaine, les accords SYKES PICOT voient le jour en toute discrétion entre les Britanniques et les Français. Y avaient été dessinée une multitude de zones, frontières, no mans land qui disparurent ou furent totalement modifiés au mépris de la parole donnée : un Kurdistan, une nation syro-égyptienne etc… (d’où l’aventure mystico-politique de Lawrence d’Arabie et son chef d’œuvre : « les Sept Piliers de la Sagesse »).
En 2013, les puissances coloniales de l’époque ont disparu. La Grande Bretagne n’est plus une puissance méditerranéenne, rôle qu’elle a laissé aux États-Unis d’Amérique. La France est toujours la principale puissance politique et militaire européenne en Méditerranée mais Elle a lié, de manière confuse et parfois contradictoire, sa politique étrangère à celle de l’Union européenne. Quatre-vingt dix ans après l’effondrement de l’empire ottoman, trois États tiennent la clef de l’avenir du Proche Orient en 2013 ( hormis Israël et la Palestine) : l’Arabie Saoudite dont les Américains souhaitent se débarrasser, l’Iran avec lequel l’Union Européenne et les États-Unis veulent toujours négocier en espérant que l’élection de Hassan Rohani le permette et la Turquie dont les Européens ne veulent pas dans l’Union mais dans un partenariat stratégique que les États-Unis refusent.
Les empires coloniaux français et anglais s’éteignent dans la douleur et les massacres entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et les années soixante. La conséquence en Méditerranée fut le renversement des flux migratoires. Une immigration nouvelle s’orchestre avec le rapatriement des minorités ethniques culturelles et religieuses qui vont changer le visage de la France et de l’Angleterre. Changement que l’Angleterre libérale décida de traiter par le communautarisme pragmatique de l’accueil sur le territoire de Sa Majesté dans l’idée de la juxtaposition des communautés dans le respect des lois communes et de la Monarchie constitutionnelle. Dans la France républicaine et laïque, croyant fermement en ses valeurs fondamentales « universelles » apparaissaient les nouveaux mouvements religieux, l’islam des deuxième et troisième générations avec pour résultats des tentatives d’Intifada dans les Banlieues abandonnées et par ailleurs, une solidarité de la communauté juive de France avec Israël après la rupture voulue par le général de Gaulle à la suite de la Guerre des Six jours en juin 1967. Cette situation, toute l’Europe la connait aujourd’hui avec l’apparition d’un islamisme intérieur dont les dirigeants sont décidés à imposer leur vision ( assassinat de Van Gogh en Hollande, affaire des caricatures de Mahomet, massacre des enfants juifs et des militaires par Merad comme le refus d’obtempérer aux demandes de la police pour les femmes portant le niqab à Paris ou à Marseille) aux sociétés européennes qui les accueillent mais les soumirent de par le passé, et avec un islamisme international terroriste qui ne souhaitent pas le changement des sociétés européennes mais la fin de l’Occident intégralement.
En 1991, c’est l’effondrement de l’Empire soviétique et avec lui la fin du monde de Yalta. Cela impacte durablement la Méditerranée. Indirectement d’abord, car les États-Unis déclarèrent « l’axe du Mal », afin que la super puissance américaine ait un ennemi principiel, ce qui fit réagir l’anti américanisme sur les bords de la Méditerranée au Sud et à l’Est. Contrairement à l’idée reçue ce ne fut pas une idée de l’administration du président Bush père mais du président Roosevelt en 1945, à son retour de Yalta qui fit escale sur un navire américain, le USS-Quincy, au large de l’Arabie Saoudite pour y rencontrer le Prince Ibn Saoud et y contracter avec lui une alliance entre puritains américains et wahhabites pour assurer la sécurité énergétique des États-Unis pendant soixante ans. Directement ensuite, l’impact de la fin de l’empire soviétique, eut aussi une conséquence dans les relations Nord-Sud en Méditerranée, puisque l’Union européenne décida d’investir massivement à l’Est pour aider les pays de l’autre Europe à se reconstruire. Cet engouement fit peur aux dirigeants des pays du Sud qui réclamèrent une réaffirmation du partenariat pour l’aide au développement avec l’Union. Cela fit naître les Accords de Barcelone en 1995 à l’initiative conjointe de la France et l’Espagne.
Ignorer ces quelques étapes récentes de la vie de la Méditerranée oblitère la bonne faculté à comprendre et juger de la situation présente et à venir. Toutefois cette histoire quasi immédiate n’explique qu’en partie pourquoi la Méditerranée est soumise à tant de soubresauts complexes. Une archéologie des événements nous obligent à prendre en compte qu’en si peu de kilomètres carrés, bien des paroles fondatrices d’un ordre sont nées et sont en concurrence pour dire le véritable ordre de l’univers auquel il faut se conformer. La Méditerranée a vu se confectionner un mille-feuille de civilisations toutes fondatrices et ayant influencé les autres. A partir du IVe siècle avant notre ère, se sont donc superposées les civilisations : sumérienne, minoenne, égyptienne, phénicienne, hébraïque, grecque, romaine et punique, arabe, germaine. Sous le règne d’Alexandre le Grand, la Grèce réunit pour la première fois en une même puissance thalassocratique tous les grands centres de la Méditerranée. Sous Rome ( plus de mille ans de – 750 à 476), puis Byzance et Constantinople (jusqu’en 1453) lui succèdent, après sa victoire sur Carthage, faisant de la Méditerranée un « lac romain » qualifié de Mare Nostrum. Cette époque est la seule où toutes les régions de la Méditerranée seront soumises à un pouvoir politique unique et appartenant à la même ère de civilisation. L’édit de Caracalla de 212 officialisa la citoyenneté romaine pour tous dans tout l’empire.
La Méditerranée est aussi le berceau des civilisations des religions polythéistes ( mythologie grecque) et monothéistes : judaïsme, christianisme, islam. Toutes trois nées en dehors de l’Europe mais devenues leurs religions quasi exclusives ce qui est à noter. De tous ces héritages et des conséquences politiques et culturelles qu’ils eurent sur la vie des Méditerranéens, ce sont les interactions entre les peuples, pacifiques ou guerrières, qui ont marqué profondément notre imaginaire.
Le thème de l’imaginaire est entendu dans le sens d’un ensemble d’images fondatrices qui permettent la médiation et la compréhension du sujet vis-à-vis de son monde environnant. L’image ouvre le sujet à une implication dans son contexte de vie. Le partage, avec d’autres, de ces mêmes images structurantes connecte le sujet au social et l’inscrit, par l’incessant mouvement d’écriture et de relecture, d’interprétation sans fin, dans une intertextualité qui constitue et maintient le groupe, à la fois individuellement et collectivement. C’est pour cela que le dogmatisme ne peut réussir en Méditerranée. Ce qui donne la définition du mythe. Le récit fondateur que chaque groupe humain aime à raconter pour se raconter. La Méditerranée mer/mère des peuples aux mythes pluriels crée une situation qui amène à relativiser la dimension individuelle et rationnelle dans les comportements des personnes, au profit d’influences à la fois collectives et portées par l’image. En 1991 et en 2003, Saddam Hussein à cheval sur sa jument grise devant ses troupes et les caméras d’Al-Jezzera envoyait un message à tous les arabes et musulmans du monde en tapant à la porte de leur inconscient collectif et cette partie guerrière de leur imaginaire résumée en un seul mot : Croisades.
La Méditerranée est un des cœurs politiques du monde. Chacune de ses palpitations irrégulières l’anime. Ce cœur est lié pour toujours à un double imaginaire : celui de Thanatos ( guerres de religions, d’empires, Croisades, de colonisations, d’inculture crasse) et celui d’une Andalousie heureuse, du rêve de l’unité retrouvée de la pax romana (IIe siècle). Cet imaginaire à « double entrée » ou double faces telles celles de Janus pourrait se résumer à un pan guerrier de cet imaginaire et un pan d’unité. La partie guerrière est composée de mots et d’images clefs telles que : Croisés / Hégire / Reconquista / Israël Palestine / Coptes Musulmans / Arabes / Barbus / Colonialistes. La partie qui tend vers le rêve de l’unité méditerranéenne est celle qui se fonde sur le rêve de Justinien mais aussi des Sultans ottomans, de l’Andalousie magnifiée et sa philosophie dite de Cordoue avec les jardins de Grenade non loin. De toutes ces avancées scientifiques, mathématiques, musicales, artistiques, médicales qui furent permises par la circularité de la pensée et des paroles libérées des dogmes aseptisants. Aussi être méditerranéen c’est avoir l’esprit et le cœur à Athènes et Rome, Jérusalem et Cordoue, Alexandrie et Marseille.
Ces deux parties sont irréconciliables mais ne peuvent pas non plus fonctionner l’une sans l’autre. Plus qu’oxymoriques elles forment une relation dyadique, où deux entités parfois opposés se complètent. Dès lors, au-delà de la succession de civilisations diverses, concurrentes voire ennemies, de toute cette histoire riche et souvent déchirante, il existe bien une continuité, une « pérennité » de la civilisation méditerranéenne. Jacques Berque était persuadé qu’il « existe une communauté culturelle qui permet d’allier sans confondre et d’offrir un art de combiner l’Un et le Multiple » car de cette mer ne sortirent pas que des poissons mais aussi des Prophètes dont, finalement, les prophéties et philosophies se ressemblent puissamment.

La Méditerranée : matrice d’une autre mondialisation culturelle ou comment passer à l’acte II du dialogue interculturel

En Méditerranée, pour comprendre les relations entre les peuples et dépasser les déchirures des cauchemars passés ou des frustrations d’unions inachevées, il faut distinguer, plus qu’ailleurs, unité et unicité. L’unité tend à une cohérence par éradication des divergences, l’unicité permet de coordonner différents éléments au sein d’une même réalité riche et complexe. Cette coordination ne peut pas être l’exclusive des États mais appelle à l’action la richesse des sociétés civiles, des « sachants » professionnels ou intellectuels et des amoureux des forces de l’esprit, comme toujours ce fut le cas dans les grandes créations méditerranéennes.
Aujourd’hui ces belles énergies s’investissent (s’épuisent ?) dans le dialogue des civilisations alors depuis la première guerre du Golfe et la création de la déclaration islamique des droits de l’Homme en 1994, il était déjà urgent de passer à l’acte II de ce dialogue, à savoir le débat. Déjà en 1992, Régis Debray, à l’exposition de Séville nous invitait à en finir avec ce « mythe contemporain : le dialogue des civilisations » au moment où, outre atlantique et dans les déserts d’Arabie saoudite, se préparaient les premières confrontations violentes entre les acteurs des thèses néo-conservatrices (Samuel Huntington) et ceux de l’islamisme radical ( Al-Quaeda de Ben Laden).
Le seul cadre que nous connaissions pour englober ce débat sur la durée est celui de « civilisation », le seul laboratoire géographique et historique pertinent pour en traiter est la Méditerranée. Aussitôt vient alors la question qui hanta Paul Valéry, Fernand Braudel et Albert Camus : Y a-t-il une « civilisation méditerranéenne ? Pour Emmanuel Lévinas à la question terrible, il répondait : « Qu’est-ce que l’Occident ? La Bible plus les Grecs. », mettant ainsi les sociétés arabes dans l’Occident. Pour Braudel, le grand historien de la Méditerranée, c’est « mille choses à la fois. Non pas un paysage, mais d’innombrables paysages. Non pas une mer, mais une succession de mers. Non pas une civilisation, mais plusieurs civilisations superposées ». Écrivant cela Braudel offre, en 2013, une option incroyablement créatrice aux Méditerranéens de tout port, soulageant ainsi les sudistes du soupçon de néo-colonialisme dans les volontés européennes et ces derniers du soupçon d’enfermement de la pensée musulmane même la plus « modérée ». Il ne croyait pas à la civilisation méditerranéenne mais faisait le pari qu’elle était le lieu de la complexité organisée. Reprenant l’idée forte de Paul Valéry à propos du millefeuille qui a conduit à définir le bassin méditerranéen comme un « espace matriciel, une machine à faire de la civilisation ».
Pour lui, les peuples du grand Bassin ont des caractéristiques majeures qui sont : leur grande diversité ethnique, leur créativité en étant à l’origine des « inventions intellectuelles les plus précieuses et […] les plus pures. Jamais, et nulle part, dans une aire aussi restreinte et dans un intervalle de temps si bref, une telle fermentation des esprits, une telle production de richesse n’a pu être observée ». En son sein coexistent des cités ou des sociétés qui diffèrent par leurs lois, leurs cultures, leurs coutumes mais qui réalisèrent « un équilibre méditerranéen », observable dans de nombreux domaines (morales, croyances, valeurs…), mais si souvent instable. Autrement dit au XXe siècle, ceux qui pensèrent une Méditerranée encore matricielle le firent au travers de l’antique débat qui nourrissait les philosophies grecques à travers l’opposition entre l’hubris, la démesure, et le dike, du nom de la divinité de la mythologie grecque, personnifiant la justice humaine. Toute la vie de la société étant de savoir orchestrer l’équilibre entre les deux en sachant définir une « mesure » autrement appelée « civilité ». Elle pouvait être géographique en ne dépassant pas les colonnes d’Hercule ( Ulysse), philosophique par l’hymne à la maîtrise de l’ego ou l’humilité voire la soumission devant le Créateur, ou causale devant le pouvoir de l’argent, du Pouvoir ( Antigone face à Créon), de la beauté ( Hélène à Troie ou Shéhérazade dans les contes des Mille et une nuits), du commerce ( Jésus chassant les marchants du Temple).
Ces héritages, quelques-uns parmi d’autres, sont des forces profondément ancrées dans l’inconscient des hommes et des femmes euro-méditerranéens qui prennent de plein fouet les effets vertueux comme pervers des mondialisations techniques et économiques qui changent leurs modes de vie. Il va de même pour celles et ceux qui font des révolutions en Tunisie, en Égypte, en Libye ou en Syrie. Redéfinir la place de l’homme de ses droits et de son territoire, de l’argent et de la redistribution des richesses, penser un capitalisme non plus capitalistique mais de la société de personnes, font partie, non seulement des héritages légués depuis des milliers d’années, mais aussi de testaments écris par ceux qui nous précédèrent dans leurs réussites et leurs échecs, depuis leurs tribus sémitiques ou leurs ordres religieux, leurs empires fracassés, leurs Exils fondateurs ou leur mythologie pluriverselle.
La Méditerranée comme lieu où l’homme résiste à la matérialité de l’être grâce au rappel des mythes fondateurs. Un lieu de la spiritualité vivante où Spiritus, le souffle, appelle l’homme à se surpasser dedans et dehors dans la créativité, le Beau et le Bien loin des forces de la démesure à l’œuvre, aujourd’hui, dans le monde car l’Ubris est revenu et partout il érige ses règles.
En créant un parlement des forces vives de l’esprit méditerranéen qui serait respecté et innovant, en permettant aux fédérations professionnelles et aux artistes de s’y rencontrer, comme on peut le faire à la Fondation Anna Lindh, ou dans des colloques universitaires, un syncrétisme identitaire si cher à Camus pourrait s’y exprimer. Car l’identité pour se dire a besoin d’une cause, et qu’en ce lieu utopique, une mer au milieu de trois continents, cette cause pourrait donner au monde une dernière renaissance en lui offrant une version humaine et universelle d’une mondialisation culturelle. Peut-être est-ce là un pilier nouveau à rajouter aux Accords de Barcelone – Union pour la Méditerranée ?

En guise de conclusion

De Méditerranée peuvent surgir des générations nouvelles du Droit, des formes et structures politiques inédites autour des îles et des villes, des formes de citoyennetés inédites, une société civile organisée mêlant travailleurs de la culture et du savoir aux travailleurs de l’économie. Une réinvention de la représentation politique à partir de nos représentations culturelles. De Méditerranée, forts de leurs ressources énergétiques, solaires, économiques, touristiques et patrimoniales, les États peuvent ensemble établir, sous une forme de confédération impériale au sens le plus souple et noble du terme, un modèle nouveau d’être ensemble. Une démocratie réinventée où n’est plus seulement facultative la voix des « forces vives », mais en concurrence et en soutien permanent aux élus et États, comme les réseaux sociaux l’ont montré pendant les révolutions.
Dès lors la Méditerranée retrouvera sa Parole fondatrice perdue depuis trop longtemps. Elle qui fut comme l’écrit si bien Joseph Maïla depuis son Liban déchiré : « Étonnante civilisation méditerranéenne qui, au fur et à mesure de son déploiement, balisa les trajectoires de notre culture, fixant l’un après l’autre les repères majeurs de notre histoire et faisant de nous les dépositaires d’un héritage où l’alphabet fut phénicien, le concept grec, le droit romain, le monothéisme sémite, l’ingéniosité punique, la munificence byzantine, la science arabe, la puissance ottomane, la coexistence andalouse, la sensibilité italienne, l’aventure catalane, la liberté française et l’éternité égyptienne. ».

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