Publié le 4 février 2020 à 22h12 - Dernière mise à jour le 29 octobre 2022 à 13h46
Tendresse et pages d’humour
Les images de l’attentat à la télévision. L’attente de la nouvelle de la mort d’Hélène. La reconnaissance du corps à l’Institut médico-légal, la stupéfaction, le froid de l’âme qui suit le glacis de l’absence du corps aimé, Antoine Leiris n’omet aucun point douloureux. Mais, et c’est la force du texte, il y a des moments tendres et remplis d’humour. Comme ces instants où Antoine reçoit le soutien d’autres mères d’enfants croisées à la crèche de son fils Melvil qui lui ont préparé des dizaines de pots de potages carottes-pommes de terre-potimarron moulu et remoulu avec soin pour que l’enfant puisse manger de bonnes choses et que le père reçoit avec politesse, gratitude, mais qu’il finit par vider dans l’évier, son fils ne mangeant jamais une de ces sortes de pots. Tout cela est raconté avec humour et là encore pas mal d’émotion. Jamais larmoyant, Antoine Leiris meurtri fait face : «Nous sommes deux, mon fils et moi, mais nous sommes plus forts que toutes les armées du monde», dit-il et «vous n’aurez pas ma haine» tire les larmes notamment dans la lettre lue le jour de l’enterrement d’Hélène, le 24 novembre où Antoine qui n’a pas envie de parler prête ses mots «à celui qui n’en a pas encore», et sa voix «à celui qui ne peut pas la faire entendre». C’est Melvil donc qui s’adressant à sa maman lui exprime son manque.
Personnaz, acteur à la grandeur d’âme
Pour incarner le texte, et la pensée de Leiris et son corps même, Raphaël Personnaz déploie une grande précision de jeu, doublée d’un refus de l’outrance et du larmoyant. Servant le texte sans se servir de lui, à son service et n’ayant pour seule ambition que de le porter dans le cœur des gens, il s’abstient de briller. Sa prestation en devient inoubliable tant au niveau de sa diction parfaite, du ton minimaliste employé, (pas de hurlements ni de larmes versées) que de ses sobres déplacements sur scène et de son jeu riche et varié. N’ayant pas rencontrer Leiris avant les répétitions et la première, (il ne l’a pas souhaité), Raphaël Personnaz est à la fois lui-même et l’autre, l’acteur et le lecteur en prise avec le chaos du monde. Fou de littérature et fin analyste des œuvres investies, -on lui doit par exemple, réussite absolue, un enregistrement intégral audio pour Audiolib du livre de Georges Perec «Les choses»-, l’acteur incarne ici un homme brisé avec une profondeur rare. Il faut une grandeur d’âme assez exceptionnelle pour jouer comme il le fait et sa technique d’acteur sans failles n’en est ni la cause ni le fondement. Regarder les autres, les comprendre de l’intérieur et les aimer de façon désintéressée, voilà le credo qui sous-tend son travail sur «Vous n’aurez pas ma haine». L’humilité de Personnaz-acteur rejoint la hauteur de vue de Raphaël-citoyen. Il ne se met pas à la place d’Antoine Leiris, personne ne pourrait d’ailleurs tant son expérience dépasse tout effet de rationalité et tant sa douleur est insoutenable.
Un hymne à la vie
Il donne à entendre en incarnant un être réel qui comme le chanterait Anne Sylvestre a décidé d’«écrire pour ne pas mourir». Voilà un spectacle de théâtre, en forme au final d’hymne à la vie, un spectacle comme on n’en voit jamais que l’on pourra découvrir ou redécouvrir ce samedi au Chêne Noir d’Avignon. Un spectacle unique, et l’un des plus beaux qu’il m’ait été donné de voir depuis au moins dix ans.
Jean-Rémi BARLAND
«Vous n’aurez pas ma haine» d’après le récit d’Antoine Leiris publié chez Fayard et repris au Livre de Poche – Mise en scène : Benjamin Guillard- Avec Raphaël Personnaz (Molière 2018 « Seul(e) en Scène ») Composition musicale : Antoine Sahler – Piano Lucrèce Sassella. Assistanat à la mise en scène : Héloïse Godet – Scénographie : Jean Haas – Lumière : Jean-Pascal Pracht – Vidéo : Olivier Bémer. Au Chêne Noir d’Avignon, 8 bis, rue Sainte-Catherine – 84000 Avignon – le Samedi 8 février à 20 heures – réservations au 04 90 86 74 87 ou plus d’info et réservations: chenenoir.fr. Tarifs : de 5€ à 30€