Marseille. Théâtre de La Criée – «Lacrima» : un chef-d’œuvre absolu… cousu main

Exceptionnel ! Géantissime ! Inoubliable ! Les superlatifs viennent à manquer après avoir assisté à la pièce « Lacrima » donnée en ce moment au Théâtre de La Criée de Marseille. Tant sur le fond, avec une écriture sublime de Caroline Guiela Nguyen que dans la forme inventive d’une mise en scène que l’auteure a elle-même signée. On passe du rire aux larmes, on aborde des sujets aussi divers que les relations de couple avec violence et toxicité, les rapports enfants-parents, l’affrontement de la maladie, la transmission d’un passé familial découvert après avoir été caché, la pénibilité au travail, les rapports de classe, et tant d’autres éléments qui surgissent quand on s’y attend le moins.

Destimed LACRIMA 2 de Caroline Guiela Nguyen Photo Jean Louis Fernandez
Lacrima de Caroline Guiela Nguyen( Photo Jean Louis Fernandez)

Et si la confection d’une robe de mariée pour une princesse d’Angleterre en vue de son mariage ne vous intéresse pas, (ce qui est mon cas), et si la durée du spectacle vous rebute (trois heurs sans entracte) passez outre. Il ne s’agit pas d’assister à une glorification du monde de la mode haut de gamme, et on ne voit pas le temps passer, constamment happés par le contenu et le jeu d’interprètes puissants, jouant en fraternité dans un esprit de troupe où les regards et la respiration des silences tiennent lieu de passeports théâtraux. Mais de quoi s’agit-il en détail ?

Une future robe de mariée pour une princesse d’Angleterre

Paris, 2025. Une prestigieuse maison de couture reçoit une commande de premier ordre : confectionner la future robe de mariée de la princesse d’Angleterre. Pendant des mois et dans le plus grand secret, couturières, modélistes, premières d’ateliers, brodeurs travaillent entre Paris, Alençon et Mumbai… Jusqu’à ce que leur vie bascule. A travers l’éclatement des abcès putrides contenus dans ces enveloppes charnelles sacrifiées, les péripéties de cette robe-trésor provoquent dans la vie de ceux qui travaillent à sa conception des cataclysmes individuels et collectifs.

Metteuse en scène de l’émotion, et jamais du pathos, Caroline Guiela Nguyen questionne par ses fictions les récits absents et les corps manquants des plateaux de théâtre. Après nous avoir ouvert les cuisines d’un restaurant vietnamien dans Saïgon, après avoir imaginé l’évaporation d’une partie de l’humanité dans FraternitéConte Fantastique, elle choisit le tissu pour raconter notre monde : un tissu fait de fils qui relient par-delà les générations des êtres aux quatre coins du globe. On est frappés par le télescopage de mondes lointains réunis autour de ce projet fou. Certains sur le plateau ont été castés dans la rue, ne sont jamais montés sur les planches auparavant, et on les assimile néanmoins à de vrais professionnels aguerris.

Utilisation intelligente et non dérangeante de la vidéo

Dans un décor cousu main (c’est le cas de le dire), qui représente l’atelier de confection de la robe, on utilise ici des vidéos montrant les dialogues que certains entretiennent avec leur entourage proche mais si lointain géographiquement. Pas dérangeante et jamais artificielle cette méthode d’exposition des faits touche elle aussi au coeur et à l’âme. Nous passons d’une langue à l’autre, d’un lieu à l’autre, sans perdre des yeux ce qui se passe ailleurs, et ici les dentellières d’Alençon, les brodeurs de Mumbai en Inde, qui vont devoir coudre à la main 230 000 perles sur le voile imaginée par le styliste, se retrouvent compagnons d’infortune dans la dureté d’une douloureuse course contre la montre puisque tout doit être réalisé en un temps record.

Très réaliste dans ce qu’il dit du travail, et des petites mains d’une haute couture mondialisée, cette grande fiction donnée en 2024 au Festival d’Avignon, reprise donc à La Criée de Marseille dans une programmation des Théâtres de Dominique Bluzet offre des dizaines de moments éblouissants. Musiques impressionnantes, son envoûtant, on retiendra la douleur d’une adolescente se sentant délaissée par ses parents, l’acharnement verbal et physique d’un mari envers sa femme, la bienveillance d’une médecin du travail, ou le dialogue de Thérèse une vieille dame très digne avec Jacques un des membres de sa famille par alliance au sujet de la maladie de la gentiane.

Une maladie neurologique rare ou syndrome de Sanfilippo qui, d’origine génétique n’a pas de traitement connu à ce jour. Les premières manifestations dans l’enfance sont un retard d’acquisition cognitive et des troubles du comportement, qui évoluent progressivement vers une régression sévère des acquis psychomoteurs et un polyhandicap. Cela nous est présenté sans aucune volonté de faire un cours mais d’inscrire une réflexion plus globale de la pièce dans les rapports que nous entretenons avec notre corps. Quant à Marion Nicolas, la première d’atelier, elle demeure bouleversante d’un bout à l’autre de sa destinée tragique. Des dizaines de protagonistes se dévoilent ici, et c’est une standing ovation qui a conclu cette soirée hors normes dans un théâtre de La Criée archicomble.

Jean-Rémi BARLAND

« Lacrima » par Caroline Guiela Nguyen, Texte disponible à L’avant-scène Théâtre, 155 pages, 17 €. Au théâtre de La Criée de Marseille, 30 quai Rive Neuve, le jeudi 11 décembre et le vendredi 12 décembre à 20heures. Plus d’info sur theatre-lacriee.com

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