C’est dans les années 1980 sur les dancefloors parisiens où le Sida commence à faire rage que nous embarque Jean-Christophe Grangé pour un thriller -en deux parties halluciné- et inoubliable.

Si Jean-Christophe Grangé décrit la violence dans chacun de ses livres avec une précision chirurgicale et un réalisme qui fait froid dans le dos, ce n’est pas en raison d’une fascination quelconque pour celle-ci comme le lui reprochent certains de ses détracteurs, mais parce qu’elle lui fait horreur. Corps mutilés, parfois cloués, et vidés de leurs organes vitaux, victimes broyées, et meurtres sacrificiels en cascade, un roman de cet auteur prolifique c’est « bienvenue au musée des horreurs ».
« Sans soleil » son dernier opus composé en deux tomes ne déroge pas à la règle. Gigantesque dans sa construction, emmenant le lecteur sur des fausses pistes, ouvrant plusieurs récits hallucinants qui s’entrechoquent, s’entrecroisent, se répondent, ce thriller surprend, sidère et s’impose comme un monument d’écriture et de narration policière inoubliable. Au départ de « Disco inferno » le premier opus un meurtre en 1982 : celui d’un certain Federico Garzon, né à Valparaiso, Chili, en mai 1964 vivant dans le 1er arrondissement âgé d’une vingtaine d’années, retrouvé mort, la jambe gauche sectionnée presque à la hauteur de l’aine, l’abdomen entaillé lui aussi, « révélant les intestins sur le côté, comme un arbre à moitié coupé laisserait voir son aubier». Un bras jeté à un mètre de là, et la bouche remplie d’une encre noire, on s’apercevra après l’autopsie que la victime semblait très malade avant de mourir. On découvrira alors qu’il était suivi par le docteur Daniel Ségur médecin humaniste et célibataire, la quarantaine, brun, trapu à la tête de paysans lombard, ou de faune des bois (au choix), une gueule d’homme de la terre, qui bourlingua au Biafra, Guinée-Bissau, Cap-Vert, Angula, et qui sans afficher opinions ou engagements réussira par devenir le médecin personnel d’Amin Dada, et de Bokassa.
Chargé de l’enquête Patrick Swift, inspecteur principal à la BC, marié à Sheena (Nathalie Petit pour l’état civil), qui meurt d’overdose, flic solitaire un rien désabusé, devra pour démasquer le ou les coupables, visiter bars et pissotières, (un tueur dit tueur des tasses y sévit), boîtes de nuit et jardins, et s’ouvrir à des réalités qu’il était loin de soupçonner. Flic blanc et hétéro il n’est pas d’un bloc et ses relations amicales avec Daniel Ségur le rendent terriblement humain. Amie proche de Federico, la victime découpée en fait à la hache, sa relation avec lui avait fait penser aux « enfants terribles », lycéenne surdouée, Heidi Becker apportera son concours aux autorités afin de faire éclater la vérité.
De Paris aux ruelles de Tanger, jusqu’aux forêts africaines
Peuplé de dizaines de personnages plus incroyables les uns que les autres… dont un gendarme au sifflet à Agde, un animateur télé amant d’un flic de la brigade des Stups, des employés d’une capitainerie, une femme de pouvoir souffrant de sclérodermie systémique, un génie magouilleur de la finance, un juge d’instruction auvergnat d’origine, un videur de boîte dit Crin Blanc, un agent de renseignements, un attaché culturel au consulat général de France, un Tonton Macoute incarcéré dans l’attente de son procès, un tueur qui a occis une dizaine de femmes à « Saint-Soleil » en 1976, un ancien flic devenu détective privé, assassiné en janvier 1982 dans une pissotière du Trocadero… pour ne citer qu’eux, composent un kaléidoscope pour le moins bigarré. De Paris à Tanger, en passant par l’Afrique et ses les forêts -où se situera l’action principale du second tome intitulé « Le roi des ombres »- Jean-Christophe Grangé excelle à distiller l’angoisse et à régler ses comptes avec ces années du début du Sida. Stupéfiant d’audace, hymne aux femmes et aux hommes victimes de sévices, nourri d’un sens du détail, et de la concision, « Sans Soleil », 1 et 2 ne manque pas d’un humour grinçant. « L’agressivité sans panache de Swift glisse sur lui comme un crachat sur un ciré de pêche », peut-on lire page 224 de « Disco Inferno » le tome 1 de « Sans Soleil ». Page 188 même tome : « Les énarques n’ont pas d’âge. Leurs diplôme les enveloppent comme les bandelettes d’une momie ». Quant à Jules Ferrand: « Il a une tête de filet de limande, la sueur en guise de jus de citron. Œil fou, le sourcil dédaigneux, une calvitie bien avancée, et un long nez qui, avec ses lèvres rectilignes, évoque le marteau d’un juge de série américaine.» Quand il parle, Caraco « a l’air d’enfourner les syllabes dans son bec, comme un pélican des sardines. ». Quand à Heidi dans « Le roi des ombres » le tome 2 page 75 elle peut s’adresser à son interlocuteur « avec une voix qui racle comme un canif sur une pierre».
« Sans Soleil » enregistré en intégralité par Benjamin Jungers
Véritable réflexion sur le mal absolu, qui montre sans démontrer, explorant au passage les rapports père-fils, (toujours compliqués dans les livres de Grangé), d’une justesse diabolique dans la description encyclopédique des lieux traversés, ce roman dont le titre générique « Sans Soleil » tranche avec le côté terriblement flamboyant de son style, possède une musicalité dans son écriture. Ce dont on s’aperçoit en écoutant l’enregistrement audio qu’en a fait dans son intégralité le comédien Benjamin Jungers qui sera dans le Off d’Avignon en juillet prochain avec la pièce « Le témoin » un chef d’oeuvre signé Stéphane Guérin. Voix posée, faisant respirer les silences , l’acteur, ancien pensionnaire de la Comédie-Française de 2007 à 2015, qui dit avoir adoré ce roman avoue s’être aussi beaucoup amusé en réalisant cette lecture-marathon. Le résultat est parfait…comme le livre.
Jean-Rémi BARLAND
« Sans Soleil » par Jean-Christophe Grangé. Tome 1 : Disco Inferno » (Albin Michel, 414 pages, 21,90 €), Tome 2 : « Le roi des ombres » »(Albin Michel, 389 pages, 21,90 €). Lu en Intégralité par Benjamin Jungers : 2 CD MP3 chez Audiolib.