« L’amour propre est un ballon gonflé de vent dont il sort des tempêtes quand on lui fait une piqûre. » Cette pensée signée Voltaire on la retrouve clairement exprimée dans Zadig, conte philosophique dont Gérard Gelas a tiré une pièce de théâtre flamboyante, donnée au Théâtre du Chêne noir d’Avignon.
« Surtout ne répétez pas ce qu’on va vous dire. Nous sommes les valets », préviennent d’emblée nos deux comparses qui accueillent le public en l’interpellant à travers le rideau rouge de la scène. Et voilà que débute le récit des aventures d’un homme ballotté entre mauvais sort et détermination à voir triompher le bien le beau, le vrai. Dans cette adaptation théâtrale, Gérard Gelas donne vie à la succession de péripéties qui jalonnent le chemin de Zadig. Chaque rencontre révèle les travers humains que Voltaire observe avec une ironie féroce : déloyauté, fanatisme, lâcheté, fascination pour le pouvoir et illusion des certitudes. « Mais l’auteur, nous précise-t-on, éclaire aussi les forces lumineuses qui nous font tenir debout : l’amour, parfois heureux dans ses conséquences, l’amitié, refuge de nos secrets, et la quête persévérante de justice et de vérité. » Séduit par la précision jubilatoire de la langue voltairienne et la profondeur intemporelle de ses réflexions, Gérard Gelas en portant ce conte à la scène offre ainsi au public, et particulièrement à la jeunesse d’aujourd’hui, l’occasion de se confronter à une pensée libre, indomptable, qui échappe encore aux algorithmes et aux écrans omniprésents. Si Voltaire se moque ici de la société de son époque comme du pouvoir en place de tous les fanatismes de la lâcheté de certains et du peu de confiance qu’il convient d’accorder à d’autre il apparaît ici avec éclat combien ce texte demeure d’une actualité brûlante et donc d’une modernité absolue. « Un appel vibrant à éteindre les téléphones, lever les yeux, et retrouver le plaisir partagé du théâtre. Que le spectacle commence », prévient-on d’emblée.
Résumé de l’oeuvre

Mais voici, en guise de piqûre de rappel quelques mots pour résumer l’intrigue : « Voltaire retrace ici les mésaventures d’un jeune homme, nommé Zadig qui fait l’expérience du monde dans un Orient de fantaisie. Tour à tour favorable ou cruelle, toujours changeante, la fortune du héros passe par des hauts et des bas qui rythment le texte : tantôt victime d’injustices, tantôt accusé à tort, Zadig échappe plusieurs fois à des amendes ou à la prison. Quand il devient Premier ministre du roi de Babylone celui-ci l’apprécie fort, car Zadig mène une politique équitable, et ses décisions ou jugements ne prennent pas en compte la richesse de ses administrés. Malheureusement pour lui, l’amour compromettant qu’il porte à la reine Astarté est découvert par la Cour. Zadig, craignant que le roi n’assassine la reine par vengeance, se résout à fuir le royaume de Babylone. Durant son voyage à travers le monde, Zadig rencontre de nombreux personnages hauts en couleur, se trouve parfois en proie au désespoir ou à la souffrance, doit faire face à l’injustice et à la superstition, ainsi qu’à tous les dangers d’une telle errance, mais ne perd pas l’espoir de retrouver un jour Astarté. Il revient finalement à Babylone, défie le roi et, vainqueur, prend sa place. » Notons que c’est dans le chapitre VI qu’est extraite la célèbre citation « il vaut mieux hasarder de sauver un coupable que de condamner un innocent » qui sonne de manière très actuelle.
Réécriture de Gérard Gelas qui signe une mise en scène dense
Si Gérard Gelas s’est permis de mettre ses mots dans ceux de Voltaire ce n’est pas par prétention mais pour mieux éclairer ses choix d’adaptation théâtrale. Avec l’humilité qu’on lui connaît, qui n’exclut ni prise de risque ni inventivité, il donne âme et corps aux personnages en mêlant plusieurs genres : spectacle de cape et d’épée, incursion dans la commedia dell’arte, roman d’amour, tout y passe, et repasse en longues salves éclatantes. Un plateau dépouillé d’artifices où un voile dans le fond fait apparaître et disparaître les deux amants longtemps empêchés que sont Astarté et Zadig, peu d’éléments venant troubler le regard, fidèle en cela à l’avertissement de Peter Brooks, « quand on fait traverser la scène par un chien tout le monde regarde le chien, et plus personne ne regarde la scène » il évite superflus et boursouflures offrant une sorte de ballet très chorégraphié tenu par des interprètes au sommet de leur art.
Interprètes magiques avec dans le rôle titre Thomas Fitterer
Citons-les tous. Liwen Liang, qui fut dans ce même Chêne noir un « Petit Chaperon rouge » très émouvant, incarne ici une Astarté sensuelle, émouvante, une jeune femme, ancienne reine de Babylone réduite à l’esclavage, qui retrouve son premier et seul amour : Zadig. où s’entrecroisent poésie et sens du réalisme. Heidi Johannson et Guillaume Lanson, qui campent les valets et tant d’autres personnages sont irrésistibles de virtuosité, bondissant, éructant parfois, faisant la chattemite quand il s’agit pour leurs personnages de tromper leur monde, et contribuent à laisser éclater toute la fantaisie scénique voulue par Gérard Gelas. Et puis dans le rôle titre Thomas Fitterer est impressionnant de maîtrise, d’humilité lui aussi à servir le texte sans se servir de lui et habille Zadig d’un manteau de fête, d’émotion et de joie. Il est un comédien surdoué que l’on a vu dirigé par Robin Renucci quand celui-ci fut le patron des Tréteaux de France, et qui joua aussi dans l’incroyable pièce « Blanche-Neige, histoire d’un Prince » de Marie Dilasser mis en scène par Marilyne Fontaine, dans une autre production que celle proposée au Jeu de Paume d’Aix en octobre 2021 avec Alexandre Bazan (Souillon), Marief Guitter (Le Prince), et Rémy Fombaron (Blanche-Neige), et une mise en scène de Michel Raskine.
Esprit curieux, Thomas Fitterer qui a cofondé la compagnie « Collectif Passerelles » avec d’anciens partenaires des Tréteaux de France, propose en parallèle avec la metteuse en scène Chani Sabaty, et sur le plateau à ses côtés Chani Sabaty en personne et Patrick Palmero – création sonore et musique de Mathieu Lemaire – un spectacle intitulé « Victor par Hugo », qui consiste de partir à la découverte de l’homme Hugo à travers ses écrits. « Biopic en musique à partir de correspondances amoureuses, poèmes, extraits de romans et de pièces de théâtre, discours à la chambre des députés, articles de journaux qui invitent le spectateur à plonger dans la pensée de cet homme complexe et fascinant. L’auteur, l’époux, l’amant, le père, l’homme engagé. » nous précise-t-on dans un mouvement empathique jamais hagiographique. On le voit…Gérard Gelas assisté dans son travail par Lola Ravoux, une direction technique impeccable de Guillaume Gandon, une régie son et lumière confiée à Matteo Freire, sans oublier les couturières Audrey Biagi et Margaux Valdivia, à l’intérieur de cet écrin qu’est le Chêne Noir dirigé aujourd’hui par son fils Julien Gelas, fait confiance à l’énergie créative de ses comédiens et comédiennes, accompagnés plus que dirigés. Tous réunis avec une diction parfaite, et un esprit de troupe quasi familial, dans un Zadig qui comblera spécialistes et néophytes, jeunes élèves et spectateurs aguerris et qui n’est pas loin du chef d’oeuvre.
Jean-Rémi BARLAND
« Zadig » de Voltaire – Théâtre du Chêne Noir – 8 bis, rue Sainte-Catherine, 84 000 Avignon. Représentations publiques le 14 décembre à 16h et le 19 décembre à 20h. Réservations au 04 90 86 58 11. ou sur chenenoir.fr





