La chronique littéraire de Jean-Rémi Barland. Rencontre avec Denis Trossero pour «Règlements de comptes à Marseille»

C’est un livre coup de poing et un ouvrage salutaire. Une sorte de thriller façon James Ellroy à Marseille. Denis Trossero son auteur  raconte dans « Règlements de comptes à Marseille » les guerres de territoires qui touchent les quartiers populaires de la ville, et qui semblent avoir atteint ces derniers mois un niveau de violence inédit.

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Denis Trossero : un chroniqueur et écrivain marseillais dans la ville. (Photo Jean-Rémi Barland)

Avec une connaissance sans failles du terrain et un style très romanesque, une écriture égrenant un certain nombre de vérités, dont certaines n’ont pas été dites, Denis Trossero, grand lecteur qui fut pendant trente-six ans spécialiste de la rubrique « police-justice » du quotidien La Provence, où il dirigea aussi quelques temps la page Livres, nous secoue et se veut au plus près de la vérité.

Élogieuse mais pas hagiographique la préface de l’ouvrage signée par Franz-Olivier Giesbert insiste sur l’idée que Denis Trossero est un journaliste « qui n’est au service de personne, et n’en fait qu’à sa tête. S’il fouille, fouine, et furète, c’est d’abord pour raconter des histoires, des tranches de vie marseillaises.  Dans son métier, il n’a qu’un dieu : la vérité». Nous avons rencontré Denis Trossero esprit libre et frondeur qui cite en exergue de son livre cette phrase de Saint-John Perse : « Marseille n’a point de complaisance pour le passé. Elle vit face au présent. » Entretien.

 

Comment est né le livre ?

Le livre est né de la volonté, après trente-six années de journalisme à Marseille, d’exploration quotidienne de l’univers de la justice et des faits divers, de porter un regard critique sur les institutions. Ont-elles accompli leur tâche? Ont-elles permis de faire reculer la délinquance? Ou bien ont-elles failli? Les Marseillais pouvaient-ils en attendre mieux? Non, l’heure est grave. L’année 2023 a été marquée par un record: 49 morts sur fond de « narchomicides ». L’ancien procureur de Marseille Jacques Dallest m’a aidé à porter ce projet. Je l’ai rédigé en toute indépendance d’esprit, sans langue de bois, en prenant la mesure de ce que j’écrivais. Chacun sait, hélas, que toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire. J’ai pourtant essayé de les dire, sans fard ni faux-semblant. Mais celui qui ignore tout de ce microcosme va apprendre beaucoup de choses. Je démonte aussi un certain de mythes, tels que le prétendu code d’honneur des grands voyous, le nécessaire « deuil » à faire pour les victimes ou le manque de moyens de la justice, sans oublier le vertueux statut des repentis à la française, qui n’avance pas…

Comment l’avez-vous construit ?

Je l’ai bâti comme un vaste tour de piste de la vie marseillaise à travers les âges. Je reviens bien sûr sur une série de tueries, comme celle du Bar du Téléphone en 1978, une affaire jamais résolue, et tant d’autres qui ont tristement marqué la chronique de la mort subite sur le pavé marseillais. Avec ces acteurs ou personnages à part entière incontournables que sont aussi la prison des Baumettes ou l’OM. Je reviens sur la trop longue porosité entre élus et « milieu », qui fait aussi la singularité de la cité phocéenne. J’évoque évidemment l’univers du banditisme qui a profondément changé au cours de ces dernières années. Les parrains de la drogue d’aujourd’hui ne sont pas les caïds ni les « mauvais garçons » d’hier, ceux dont les noms résonnent encore. Ils s’appelaient Francis Le Belge, Jacky Imbert ou Gaétan Zampa. Ils faisaient à l’époque au moins autant dans les machines à sous, le proxénétisme ou le racket que dans le trafic de drogue. Mais les « guerres de territoires » étaient différentes.

Marseille, c’est quoi finalement?

Comme le disait l’écrivaine américaine Mary Higgins Clark à propos de ses romans, et j’aime bien sa formule qui dit tout, Marseille « fonctionne comme un train fantôme. Vous achetez un ticket et elle vous garantit des sueurs froides »… Mon livre, finalement, c’est un peu un thriller, façon James Ellroy à Marseille! Mais la réalité dépasse tellement la fiction.

En écrivant ce livre qu’avez-vous découvert sur Marseille que vous ne saviez pas?

J’ai découvert que Marseille pouvait se donner les moyens de ses ambitions. En 1971, par exemple, quand on a voulu démanteler les laboratoires d’héroïne marseillais et en finir avec les fameux chimistes qui inondaient le marché américain de cette sale marchandise pure à 96%, on y est parvenu. Il n’y a pas de raisons que l’on n’y parvienne pas aujourd’hui, même si la donne et les données du « terrain » ont changé. J’ai aussi découvert que ce qu’on peut appeler « la stratégie de l’homme providentiel » ne fonctionne pas à Marseille. C’est une ville qui aime à être comprise, à se faire accepter, pour pouvoir avancer. J’ai enfin appris que ceux qui passent par Marseille bénéficieront souvent d’un véritable tremplin de carrière. Pour les autres, pour les médiocres, ce sera le cimetière des éléphants…

La drogue est-elle un vrai mal marseillais ? 

Oui, il faut savoir qu’un guetteur sur un trafic de stupéfiants gagne 100 euros par jour. Il vient parfois de loin pour croire à un Eldorado qu’il ne connaîtra jamais, avant de finir, souvent, séquestré et martyrisé dans une cave. L’univers de la drogue à Marseille, cela n’est pas le monde des Bisounours ! Une cité peut générer jusqu’à 80 000 euros de chiffre d’affaires quotidien. Une tête de réseau peut gagner jusqu’à 150 000 euros par mois. Le trafic de drogue génère chaque année 130 millions d’euros de chiffre d’affaires à Marseille. Plus de 2 300 trafiquants y ont été arrêtés en 2023. Heureusement, les stratégies de « pilonnage » mises en place depuis 2020, à l’initiative de la préfète de police Frédérique Camilleri, ont permis par exemple d’éradiquer les quatre « points stups » de la cité la Paternelle, ceux qui ont fait l’essentiel des morts de l’année 2023 entre deux équipes rivales, les DZ Mafia et les Yoda. Mais cela ne suffira pas. L’heure est grave, car pour tout un tas de jeunes, qui sont sans repère ni boussole dans les quartiers nord de Marseille, la drogue est le seul projet de vie qu’ils feignent d’entrevoir.

Est-ce que les institutions ont dysfonctionné au cours de ces dernières années?

Une prise de conscience récente s’est fait jour, mais à mon sens elle est insuffisante. Dès septembre 2012, lors d’un conseil interministériel organisé à Paris, la France avait pourtant pris la mesure de la gravité de la situation à Marseille. Plus de onze années se sont écoulées. A-t-on réellement progressé? Pas vraiment. Le nombre de morts causés par le trafic de drogue l’an dernier à Marseille est bien la preuve qu’on a peu avancé. Tant qu’on n’aura pas compris qu’il faut passer à la vitesse supérieure, on n’aura pas résolu le problème de la drogue à Marseille. C’est pour cela que j’évoque dans le détail une vingtaine de mesures destinées à prendre urgemment le taureau par les cornes.

De toutes les histoires que vous racontez, quelle est celle qui vous a le plus marqué ?

Bien sûr, j’évoque des affaires criminelles lourdes et d’une rare violence, comme l’affaire Jusac ou l’affaire Voituk, deux meurtres de sans-froid commis dans des circonstances particulièrement horribles, mais le dossier le plus emblématique est pour moi l’assassinat du juge Pierre Michel, le 21 octobre 1981. C’est le point fondateur, celui qui est resté dans toutes les mémoires, qui a marqué une génération tout entière. C’est la première fois qu’on s’en prenait ainsi à l’ordre républicain, en tuant un juge à Marseille. Les auteurs n’ont pas compris que l’État ferait face et que leur ordre de tuer allait précisément produire l’effet inverse à celui qui était recherché.

Marseille, dans votre livre, cela n’est pas que des histoires de banditisme ? C’est aussi un hymne à Marseille?

Oui, bien sûr. Je suis natif de Marseille et amoureux de cette ville, même si je la trouve souvent aussi attachante que détestable. Il faut savoir rester honnête. La justice marseillaise a par exemple rendu des décisions qui feront date dans un certain nombre d’affaires d’atteintes à la probité. Ce n’est pas rien. Elle a presque fait jurisprudence en la matière. J’évoque aussi dans le détail le rôle de ces magistrats, de ces policiers et de ces avocats qui, par leur travail, portent haut, chaque jour, l’image de la cité phocéenne. Marseille a connu de grands juges. Elle est dotée de grands avocats. Il y a ici une tradition du verbe, une forte propension à l’éloquence qui font l’honneur de cette ville.

Quelles sont, parmi les vingt propositions que vous énoncez pour sauver Marseille, celles qui vous semblent être les plus emblématiques?

Je propose de criminaliser le trafic de drogue, ce qui existe déjà mais trop partiellement, et uniquement pour les importations en bande organisée. Je propose de renforcer le statut des repentis, de remettre des commissariats dans les cités, de créer des correspondants de nuit, de renforcer la technicité de lutte contre les trafics dans les ports européens. Je propose aussi d’accroître la réponde pénale pour les petites mains du trafic de drogue ou encore de généraliser le Service national universel, afin de recréer les repères républicains qui ont tant été égarés en cours de route.

Propos recueillis par Jean-Rémi BARLAND

Destimed reglements de compte couv

«Règlements de comptes à Marseille » (Préface de Franz-Olivier Giesbert), par Denis Trossero – Mareuil Editions – 395 pages – 21 euros.

 

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