Publié le 19 décembre 2019 à 12h21 - Dernière mise à jour le 29 octobre 2022 à 13h29
L’histoire d’un homme qui court
«C’est l’histoire d’un homme qui court», nous dit-on au début. Qui court et qui sème derrière lui des petits cailloux. Un éternel enfant fasciné par le Blanche Neige de Walt Disney, film qu’il est allé voir plusieurs fois au cinéma. Une sorte de Forrest Gump à la mode des chiffres. «C’est une histoire de rigueur et de créativité». C’est surtout l’histoire d’un homme humilié, vilipendé, jeté à la vindicte et à l’opprobre. Nous sommes en 1952. A la suite d’un cambriolage de son domicile le professeur Alain Turing porte plainte au commissariat de Manchester. Avec son allure peu conventionnelle, Turing n’est pas pris au sérieux par le sergent enquêteur Ross. Surveillé par les autorités de son pays pour des raisons que l’on va découvrir Turing, dont la présence dans ce poste de police n’échappe pas au Général Menzies pour lequel il a travaillé pendant la guerre, se voit alors subir de la part de Ross un interrogatoire en règles, aussi précis qu’inamical. Mais que lui reproche-t-on ? Ross qui avance à pas de loup et qui se demande si Turing est un espion soviétique, un conspirateur ou un manipulateur, muscle ses questions et de leur face-à-face surgira la vérité de la vie passée de cet homme malmené par la police dont on va apprendre des choses incroyables. Turing en fait brisa le code allemand Enigma pendant la Seconde Guerre mondiale et inventa l’ordinateur. Cela ne suffira pas à le transformer en héros, ses relations amoureuses avec son amant Arnold Muray, et la découverte par la police de son homosexualité seront à l’origine de sa lourde condamnation. Dévoilant des pans entiers de sa vie privée les enquêteurs se montreront bourreaux et obtus. De son enfance marquée à jamais par la disparition de son ami Christopher Morcom, à ses travaux sur «ses machines pensantes», genèse de l’intelligence artificielle, en passant par le récit de ses amours, ses amis, ses emmerdes, jusqu’à sa création du « jeu de l’imagination » et sa mort par suicide le 7 juin 1954, la pièce raconte le destin hors normes d’un mathématicien britannique injustement resté dans l’ombre et broyé par la machine bien-pensante de l’Angleterre puritaine des années 1950. Construite sur le modèle efficace de ces pièces qui opposent deux personnages -on songe surtout au chef d’œuvre «A tort ou à raison» de Ronald Harwood interprétée par Michel Bouquet et Claude Brasseur- «La machine de Turing» est un cri de colère contre tous les ostracismes, contre l’homophobie, une pièce citoyenne engagée militante mais pas communautariste et un hymne à la liberté. La mise en scène de Tristan Petitgirard faite de nuances et qui utilise la vidéo -on projette les chiffres et les éléments susceptibles de faire comprendre aux spectateurs les subtilités scientifiques du sujet- renforce l’émotion du texte. Et on l’a dit l’alliance entre Benoit Solès en Turing et Amaury de Crayencour qui interprète tous les autres personnages en donnant l’impression qu’il y a sur scène autant d’acteurs que de rôles incarnés, demeure quasi magique. Rendue cocasse par une écriture insistant sur le caractère fantaisiste et inventif du personnage de Turing la pièce mélange adroitement gravité et humour. L’auteur, acteur ô combien performant maîtrise parfaitement les rouages de la dramaturgie classique et moderne. Et d’explorer les mystères de la vie du chercheur sans grandiloquence ni répétitions, en faisant certes du théâtre d’idées mais avec une inventivité formelle si importante que l’on suit tout cela avec un plaisir fou. Et souvent avec la gorge serrée. Presque toujours d’ailleurs. Le public du Toursky ne s’y est pas trompé. Ce fut ovation à tous les étages. Chapeau et bravo.
Jean-Rémi BARLAND
«La machine de Turing » par Benoît Solès. Texte disponible aux éditions l’avant-scène Théâtre.