La soirée au Club Pernod Ricard sur le Vieux-Port de Marseille avait l’allure d’un afterwork classique : des gens qui arrivent en petits groupes, des verres qui s’entrechoquent, une salle qui monte en volume avant de se calmer quand les micros s’allument. Sauf qu’ici, le thème n’était pas « réseautage » ou « tendances marketing ». Havas City, Pernod Ricard et Têtu Connect avaient choisi un sujet plus frontal : l’inclusion et les diversités au travail, avec cette idée simple – presque pragmatique – qu’on ne peut plus traiter ça comme un « plus », une option, une conversation qu’on remet au mois de juin.

Stéphane Bernard, directeur de l’agence Havas City Marseille et président de la Pride Marseille © Patricia Caire
Autour de Bruno Goimier, directeur de la communication de Pernod Ricard France, Justine de Stoutz, engagement interne chez Pernod Ricard, Stéphane Bernard, directeur de l’agence Havas City Marseille et président de la Pride Marseille, et Loïc Dumoulin-Richet, directeur de Têtu Connect, la discussion a déroulé un fil : comment une entreprise peut être le reflet de la société, comment elle protège ses équipes, comment elle embarque les sceptiques, et comment elle tient le cap dans un contexte international plus hostile aux politiques de diversité.
Une soirée d’inclusion… avec une logique « business » assumée

Bruno Goimier ouvre la rencontre en posant l’inclusion comme une évidence presque « métier ». Dans son discours, le point de départ n’est pas la morale, mais le réel : « On vit dans une société diversifiée. Nos consommateurs sont divers, variés, de cultures différentes, de backgrounds différents. » Et si les publics sont multiples, alors l’entreprise -et ses marques- ont tout intérêt à l’être aussi.
Il y a, dans sa manière de présenter les choses, une stratégie de déminage. Comme s’il disait : on n’est pas ici pour plaquer une idéologie, on est ici pour parler cohérence. Pernod Ricard, avec son portefeuille large, ne vend pas seulement des produits, il vend des moments, des occasions, des façons d’être ensemble. D’où cette phrase qui fait office de colonne vertébrale : « Notre raison d’être, c’est d’être créateur de convivialité. » Et surtout la nuance qu’il signale : « J’aimerais bien rajouter créateur de convivialité engagé. » C’est plus qu’un slogan : c’est une ligne de conduite. Bruno Goimier insiste sur le fait que l’engagement, chez eux, se vit à la fois en interne (culture inclusive, bien-être au travail, formation) et en externe (partenariats, actions concrètes). La « convivialité engagée », «ce n’est pas seulement partager un verre. C’est aussi décider ce qu’on défend, avec qui on s’associe, quelles causes on soutient et pourquoi.» Il cite Paul Ricard, figure fondatrice à Marseille, et cette idée d’un devoir de bâtir « un monde meilleur pour les générations futures ». L’environnement était visé, mais l’intuition est plus large : pour lui, l’humain est central. Ce rappel n’est pas innocent : «Il sert à ancrer l’inclusion dans une histoire d’entreprise, pas dans une réaction opportuniste».
« Tout le monde doit pouvoir parler librement » : l’inclusion comme sécurité quotidienne
Le mot « inclusion » peut vite devenir abstrait. Bruno Goimier le ramène à quelque chose de tangible : l’ambiance de travail, le droit de dire sans trembler, l’absence d’hostilité dans les petites choses. Il énumère les dimensions : « générations, mixité, handicap, LGBT, senior ». Et il résume : « que tout le monde se sente bien, à l’aise ». Ce point-là revient comme un fil rouge toute la soirée : la question n’est pas de faire briller l’entreprise, «mais de créer un cadre sécurisé, au sens le plus concret du terme. Un endroit où l’on n’a pas besoin d’inventer des histoires, de contourner des questions, d’évaluer chaque phrase avant de la prononcer».

Ce besoin d’un cadre protecteur, Justine de Stoutz le traduit en langage de performance. Chargée de l’engagement interne, elle résume : « On ne peut pas donner le meilleur de soi-même si on n’est pas soi-même. » Pour elle, la motivation ne se limite pas aux objectifs et aux primes : «Elle tient aussi à l’identité, à la possibilité de “respirer” au travail, et au droit à l’authenticité. » Elle cite au passage une valeur interne récemment reformulée : « Authentique et fier de l’être ». Ici, le slogan ne sert pas à décorer : «Il fixe une exigence managériale faire en sorte que personne n’ait à se censurer pour être accepté».
Têtu, 1995 : quand la visibilité était une urgence vitale

Loïc Dumoulin-Richet, lui, déplace la soirée sur un autre terrain : la mémoire. Il rappelle que Têtu existe depuis 30 ans et que ce n’est pas anodin. Têtu n’est pas juste un magazine : c’est un marqueur d’époque. Il replonge dans 1995, «L’année la plus meurtrière » sur le VIH/sida pour la communauté LGBT. Ce retour en arrière sert à comprendre le sens de la visibilité. Quand la première une disait: « Sortez du placard », «Ce n’était pas un slogan pop. C’était une consigne de survie politique : si personne ne se montre, personne ne compte. Si personne ne parle, personne n’obtient de droits.» Et puis vient le renversement, 30 ans plus tard : «On ne retournera pas au placard ». Loïc Dumoulin-Richet insiste : « Même si des droits ont été conquis (Pacs, mariage…), rien n’est acquis pour toujours ». Le contexte international est évoqué : des pays qui légifèrent, des discours qui se durcissent. Il plante une inquiétude : « Quand la société se raidit, les sujets LGBT+ deviennent des cibles faciles». Cette inquiétude a une traduction directe en entreprise : dès que les vents politiques tournent, certaines organisations ralentissent, se taisent, effacent les mots «diversité » et « inclusion » de leurs communications, voire de leurs organigrammes. Ce qui était « normal » redevient «sensible ».
Têtu Connect : sortir du « mois des fiertés » et entrer dans la stratégie
Têtu Connect, créé en 2018, se présente comme une structure de conseil et de formation. Loïc Dumoulin-Richet décrit le problème : «En France, on traite encore trop souvent la diversité comme une opération de com, pas comme une politique structurée». Il caricature -volontairement- le scénario typique : «Une action en juin, un drapeau, un post LinkedIn, et puis à l’année prochaine». Il propose l’inverse comme intégrer l’inclusion dans la stratégie RH, la RSE, le recrutement, la communication interne, le management. Et surtout : « Faire que ça vive toute l’année, parce que les discriminations, elles, ne prennent pas de vacances».
Loïc Dumoulin-Richet insiste aussi sur l’écosystème : «Têtu Connect appartient au groupe SOS, et partage un univers avec des acteurs comme Le Refuge, qui accueille des jeunes mis à la rue par des familles homophobes. Le rappel n’est pas gratuit : il souligne que derrière le mot ” inclusion”, il y a parfois des situations de rupture sociale brutale. L’entreprise peut être un lieu de stabilité… ou un lieu où l’on se brise davantage».
Vie privée / vie intime : la frontière qui change la conversation
L’un des moments les plus pédagogiques de la soirée survient quand Dumoulin-Richet démonte une rengaine souvent entendue : « L’orientation sexuelle, c’est privé, ça n’a rien à faire au travail. » À cette objection, il oppose une distinction simple, qui dissipe bien des malentendus : celle entre vie privée et vie intime. « Vous ne m’entendrez jamais parler de sexualité, de pratiques sexuelles. La vie intime, chacun la garde pour soi. En revanche, la vie privée, elle, est déjà partout dans l’entreprise : on parle de son conjoint, on demande des congés pour un mariage, on raconte son week-end, on met une photo de famille sur un bureau, on explique qu’on doit aller chercher un enfant». «Le point est crucial, explique-t-il, si la vie privée des hétéros est “normale” au travail, alors la vie privée des LGBT ne peut pas être “interdite”. Sinon, ce n’est pas une neutralité, c’est une asymétrie». Il donne des exemples concrets : congés, droits sociaux, mutuelle, parentalité. « Se cacher, ce n’est pas seulement ne pas en parler. C’est parfois perdre des droits, ou renoncer à des dispositifs auxquels on pourrait prétendre», insiste-t-il.
Le choc des chiffres : génération Z, recul de la visibilité, et « 26 % d’énergie perdue »
Loïc Dumoulin-Richet aligne ensuite des chiffres pour donner de la matière au débat. D’abord, une estimation stable autour de 9-10 % de personnes se déclarant LGBT dans la population générale. Puis un focus sur la génération Z, bien plus nombreuse à se définir hors de l’hétérosexualité : il parle de 22 %, et même davantage selon certaines études récentes, en expliquant que ce n’est pas une « épidémie » mais un rapport différent aux étiquettes : plus de fluidité, moins de cases. « Le vrai message est RH : cette génération arrive sur le marché du travail avec une visibilité plus précoce, des attentes plus fortes, et une moindre tolérance au placard. Si l’entreprise est hostile, elle perd ces talents», explique-t-il. Mais le chiffre qui marque le plus, c’est celui de la « performance amputée ». Selon lui, une personne qui doit cacher une part de son identité mobilise une quantité énorme d’énergie mentale pour se protéger. Il annonce : « Jusqu’à 26 % d’énergie productive perdue. Ce n’est pas seulement une question de confort moral, c’est un coût direct». Et c’est là que ses exemples sportifs deviennent efficaces : rugby, football. Dans ces univers où la performance est la religion, l’argument de l’énergie gâchée fait tilt. Il explique que la dissimulation est associée à des problèmes de santé mentale, d’addictions, de mal-être… et que cela finit par se voir sur le terrain. «L’entreprise, dit-il, fonctionne de la même manière l’énergie qui sert à se cacher ne sert plus à créer».
Havas : l’engagement entre entreprise et militantisme

Stéphane Bernard apporte un autre éclairage : il est à la fois acteur d’entreprise -référent LGBT, directeur d’agence- et militant -président de la Pride Marseille et intervenant en collèges/lycées, bénévolat. Sa présence incarne une tension que la soirée assume : l’inclusion est un sujet politique, mais l’entreprise n’aime pas toujours être « politique ». Il raconte un point de départ très concret : la signature d’une charte d’engagement LGBT, évoquée comme un déclencheur, notamment pour embarquer la direction. L’intérêt de la charte, dans son récit, c’est qu’elle oblige le sommet à se positionner : « Cela engage le COMEX ». Et quand le sommet s’engage, le terrain suit plus facilement. Il insiste aussi sur un autre point qui est le volontariat mais qui attire surtout les convaincus. «Donc il faut parfois aller chercher les autres, par des formats moins intimidants : soirées, jeux, événements festifs qui ouvrent la porte à ceux qui ne viendraient jamais à une conférence».
L’ERG : l’outil interne qui fait vivre le sujet
Un moment plus technique mais important : la présentation de l’ERG (Employee Resource Group). Il s’agit d’un groupe de collaborateurs et collaboratrices, volontaires, qui consacre une partie de son temps à animer le sujet LGBTQIA+ dans l’entreprise : conférences, newsletters, événements, partenariats culturels, actions de sensibilisation. Ce qui ressort de ce passage, c’est la puissance de l’interne : une politique d’inclusion ne peut pas être uniquement « descendante ». Elle doit aussi être portée par des personnes du quotidien, identifiées, accessibles. «Quand le sujet existe dans un groupe de collègues, il devient moins abstrait, moins corporate, plus réel». Et surtout, poursuit-il: «Un ERG offre un cadre, un endroit où on peut se dire les choses, où un salarié sait à qui parler, où l’allié peut apprendre, où le doute peut se formuler».
La question qui fait tomber la barrière : « Comment être allié si je ne le vis pas ? »
La soirée s’anime vraiment quand le public s’en mêle. Un homme dit qu’il ne « le vit pas dans sa chair », qu’il est hétérosexuel, qu’il a une culture judéo-chrétienne et qu’il ne voit pas comment être allié. La réponse collective est révélatrice de l’approche : personne ne le juge, personne ne lui demande d’être parfait. Justine de Stoutz répond en se présentant comme une alliée « type » : hétérosexuelle, trois enfants, profil très « norme ». Et elle dit : être allié, « c’est d’abord une envie d’aller vers l’autre, une capacité d’empathie, l’acceptation d’être maladroit et de progresser». Stéphane Bernard ajoute un critère déterminant : « défendre quand ça compte. Si quelqu’un se prend une remarque, une insulte, un sous-entendu, l’allié n’a pas besoin d’être expert. Il a besoin d’être présent». Et Loïc Dumoulin-Richet d’ajouter : « Personne n’attend que vous soyez l’allié parfait… Il faut se détendre, se décrisper. Parce que la peur de “mal dire” peut devenir un prétexte à l’inaction. Et l’inaction, elle, laisse le terrain aux discriminations.»
Le climat international : recul, pression, et « tenir la ligne »
Vers la fin, une question aborde le contexte : recul de la visibilité, baisse des soutiens, influence d’événements politiques internationaux sur la manière dont les entreprises parlent de diversité. Les intervenants décrivent un paysage contrasté : des entreprises internationales qui freinent pour des raisons de directives globales, et des entreprises françaises qui, parfois, choisissent d’être « plus audibles ». «Mais ce qui ressort, c’est une distinction: les boîtes qui n’étaient pas engagées sincèrement et qui faisaient leurs “petits trucs” celles-là, sont les premières qui lâchent quand le climat se durcit. À l’inverse, les démarches de boîtes qui reposent sur des pratiques RH -formation des managers, recrutement, process, droits, prévention des discriminations- tiennent mieux parce qu’elles sont structurelles.»
Le plus marquant, au final, n’est peut-être pas une phrase choc ou un chiffre. C’est l’idée qui revient sous des formes différentes toute la soirée : le travail prend trop de place dans nos vies pour qu’on y joue un rôle. Loïc Dumoulin-Richet le dit presque en passant, mais la phrase reste : « 8h par jour, 10h par jour… au moins, si on peut être soi-même, safe, et exprimer tout son potentiel, on a déjà fait une bonne partie du boulot. » La soirée se termine comme elle a commencé : par une promesse de convivialité. Mais la convivialité ici n’est pas une façade. Elle est posée comme une responsabilité : créer un espace où l’on n’a pas à se cacher, où l’on peut exister sans s’excuser, et où la performance ne se fait pas au prix de l’invisibilité. Ainsi, à Marseille, cet afterwork avait des airs de baromètre : quand le monde se raidit, les entreprises choisissent – se taire, ou structurer.
Patricia CAIRE



