Réflexions sur l’attentat d’Arras. « On a changé de monde », estime le cofondateur de l’Observatoire du religieux, Raphaël Liogier.

Publié le 30 octobre 2023 à  9h30 - Dernière mise à  jour le 2 novembre 2023 à  10h44

Face à cet attentat terroriste, la réaction de Raphël Liogier est directe. Elle se résume en quelques mots « horreur, absurdité et incompréhension ».  Sociologue, philosophe, enseignant à Sciences Po Aix, Raphaël Liogier est un auteur à succès. Il a notamment publié en 2016 « La guerre des civilisations n’aura pas lieu ». Un ouvrage qui a suscité des polémiques. Avec nous, il revient sur l’assassinat de l’enseignant, Dominique Bernard, à Arras.

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Le sociologue Raphaël Liogier © C.E

« On a changé de monde »

 « C’est totalement irrationnel », attaque d’emblée Raphaël Logier, «on est passés d’un monde avec des idéologies structurées comme les Brigades rouges, la Bande à Baader voire Action directe qui remettaient en cause le capitalisme, voulaient déstabiliser le pouvoir (…) Là, on est dans une autre logique qui ne dépend plus des idéologies. C’est devenu identitaire. Des identités globales qui sont sans territoire, qui échappent au contrôle de l’État, au contrôle politique. Dans le cas d’Arras on n’est plus dans des luttes géopolitiques avec des groupes islamistes structurés. On est dans une logique identitaire ». Raphaël Liogier s’appuie sur son ouvrage «La Guerre des civilisations n’aura pas lieu» pour justifier son propos. «Une civilisation cela suppose un rapport de force, des espaces. Là on est dans autre chose. Les réseaux sociaux ont généré une concentration, une multiplication des frustrations et de la haine. Cette solidarité de la haine est déterritorialisée. Elle peut agir n’importe où. Prenons l’exemple de deux individus qui vivent dans la banlieue lyonnaise. L’un est juif séfarade et l’autre musulman arabe. Ils ont la même culture, la même origine. Pourtant, ils peuvent arriver à se détester uniquement à cause des réseaux sociaux, parce qu’ils ont vu des images lointaines. Cette haine déterritorialisée, on ne l’a jamais connue. Avant, la construction d’une identité s’inscrivait dans une cohérence territoriale. Aujourd’hui c’est fini et tout le monde est désemparé ».

« La société ne repose plus sur rien »

Pour Raphaël Liogier la situation est inflammable car on n’a plus les moyens intellectuels aujourd’hui de prétendre à ce qu’on dit : « On ne croit plus à nos propres principes. La République française est fondée sur la liberté, c’est un acte de foi. Il repose sur la transcendance, quelque chose qui nous traverse, qui nous dépasse. Si cette transcendance n’existe plus, la société ne repose plus sur rien. Il ne suffit pas de faire le Darmanin, de chanter la République toute la journée si le principe même de République, basé sur la laïcité, est bafoué. La laïcité à la française n’existe plus. On assiste à une guerre des identités sous prétexte de laïcité ».  Raphaël Liogier pense qu’on mime la République : « C’est un théâtre qui est devenu insupportable, qui génère des frustrations et ce sentiment de vide chez les jeunes peut conduire au terrorisme. Tous ceux qui ont commis des actes odieux récemment vivaient dans une famille où on note l’absence du père ou alors sa violence. S’il n’y a pas de figure morale, tutélaire, protectrice; si la maison ou l’école n’est plus un sanctuaire, le jeune va trouver un refuge ailleurs, dans la religion par exemple».

Que vous inspire le contenu de la vidéo laissée par Mohamed Mogouchkov, l’assassin de Dominique Bernard, postée avant son crime où il indique: «J’ai vécu des années et des années parmi vous gratuitement. Vous m’avez appris la démocratie et les droits de l’homme. Vous m’avez poussé vers l’enfer ». En filigrane, estime Raphaël Liogier il veut dire : «Votre école n’a pas réussi à me faire devenir quelqu’un. On ne m’a pas donné de rôle. Je vais en trouver un autrement ».

« La laïcité est devenue identitaire »

Selon Raphaël Liogier, dans l’immédiat, il faut renforcer la sécurité physique aux abords des établissements scolaires mais on ne peut pas faire l’économie d’un diagnostic. Pour lui c’est une évidence : «L’école ne croit plus en elle. Elle ne considère plus les élèves à égalité. C’est une blessure narcissique collective. Résultat, la laïcité devient un prétexte identitaire. Il faut nommer l’ennemi. Or la base de la laïcité est de permettre à toutes les religions de s’exprimer, et pas uniquement dans l’espace privé. Y’en a marre d’entendre cela. La religion peut s’exprimer à l’extérieur sinon sous Staline la liberté de conscience, la liberté religieuse existaient aussi dans l’espace privé ! ». Des lois (loi de 2004 sur l’interdiction des signes religieux ostensibles à l’école notamment) ont restreint cette expression. Raphaël Liogier ne les remet pas en cause mais « plutôt que d’avoir eu des querelles sur le voile, l’abaya ou le qamis, imposons l’uniforme à l’école. Personne ne sera ostracisé et nous aurons une neutralité. L’école est victime d’une guerre identitaire qui la dépasse. L’État doit croire à la liberté, ne pas prendre parti », affirme le sociologue.

« Les sanctions n’ont aucun sens »

 Que pensez-vous des récentes enquêtes menées auprès de jeunes musulmans qui majoritairement estiment que la charia est supérieure aux lois de la République ? « Il y a beaucoup de provocation dans tout cela. Le contenu de la charia est très extensible. Je crois que pour une très grande majorité de musulmans, la volonté est que les lois de la République s’appliquent. Qu’il n’y ait plus de zones de non droit dans les quartiers. Elles sont la source de la réislamisation de ces secteurs ».

Votre sentiment sur les procédures disciplinaires engagées à l’encontre des élèves qui n’ont pas respecté la minute de silence en hommage à Dominique Bernard ? « Cela n’a aucun sens, c’est en amont qu’il faut agir. Cette opposition veut dire quelque chose par rapport à leur identité. On reste dans un monde manichéen, les bons d’un côté, les Palestiniens de l’intérieur de l’autre. La minute de silence doit se faire avec le cœur et ne pas être formelle. Interdire toute révolte suppose d’avoir des arguments. L’État doit éteindre le champ de mines. Il ne doit pas générer l’explosion. On ne doit pas susciter une guerre des identités sous prétexte de laïcité. »

« Je suis très inquiet sur l’avenir »

 Raphaël Liogier a cessé de débattre sur les plateaux télé. Il se dit très inquiet et fataliste. « Le pire n’est jamais encore advenu. Pour sortir de cette négativité il faudrait s’ouvrir vers l’avenir or on ferme, on ferme en permanence ».  Le sociologue et philosophe estime que ses paroles ne portent plus : « Aspirer à sortir de la guerre identitaire est inaudible aujourd’hui. On a atteint un seuil d’intensité dans l’absurde. Il n’y a plus de nuances intellectuelles. Jean-Louis Bianco (Le président de feu l’Observatoire de la laïcité) a été traité d’islamiste, uniquement parce qu’il demandait de respecter la loi ! Même chose si vous enjoignez les proviseurs de respecter la loi sur la laïcité, vous devenez un suppôt des attentats. On est dans le champ du réactionnel, de l’émotionnel et de l’identitaire. Le seul moyen de s’en sortir serait de transformer l’école en vrai sanctuaire. Là on a une école sécuritaire mais sans autorité. Il faut un enseignement rigoureux, stricte mais sans discrimination, le plus neutre possible. Il faut cesser le repli sur soi et retrouver le sens du collectif ».

Propos recueillis par Joël BARCY

 

Dernier ouvrage de Raphaël Liogier, « Khaos : la promesse trahie de la modernité » chez Actes Sud.

 

 

 

 

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