Turquie : un pays plus divisé que jamais

Le Parti de la Justice et du Développement (AKP) du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan affronte depuis dix jours son premier front d’opposition significatif depuis son arrivée au pouvoir fin 2002. Les manifestations réclamant sa démission ont encore rassemblé ce week-end des dizaines de milliers de manifestants dans les principales villes du pays alors que des divisions sont apparues au sein de l’exécutif turc.

Ce n’était au départ, le vendredi 31 mai, qu’un mouvement citoyen mobilisé contre la construction d’un centre culturel et commercial dans le parc Gezi situé au cœur de la place Taksim à Istanbul. En une dizaine de jours, c’est devenu le premier front d’opposition significatif qu’affronte le Parti de la Justice et du Développement (AKP en sigle turc) du Premier ministre, l’islamiste modéré Recep Tayyip Erdogan, en 10 ans de pouvoir quasi hégémonique. Un mouvement de révolte qui s’est étendu, au fil des jours et de la violence policière chargée de le réprimer – qui a fait 3 morts et 4 785 blessés depuis le début du mouvement -, au-delà d’Istanbul en transcendant ses revendications initiales citoyennes et environnementales. Les manifestants reprochent ainsi désormais au Premier ministre son autoritarisme et sa volonté d’islamiser la Turquie laïque.
Un épisode qui a également révélé une Turquie divisée comme jamais depuis le coup d’Etat de 1980. Ce vendredi 7 juin, 10 000 partisans du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan sont venus l’accueillir à l’aéroport Atatürk d’Istanbul à son retour de Tunisie, ultime étape de son voyage officiel au Maghreb, aux cris de « nous sommes prêts à mourir pour toi, maître ». Au même moment, des milliers d’opposants, issus d’un conglomérat civil formé de jeunes, de partis laïcs et d’organisations de gauche, campaient dans le parc Gezi et occupaient la place Taksim dans le centre-ville en exigeant sa démission dans une ambiance à la fois festive et revendicative.
Le mouvement a enfin suscité des divisions au sein du couple au pouvoir sur les rives du Bosphore, composé par le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan et le président de la République Abdulá Gül. En l’absence d’Erdogan parti en visite officielle en Afrique du Nord, Abdulá Gül a chargé le vice-premier ministre Bülent Arinc de recevoir, mercredi 5 juin à Ankara, des représentants du mouvement de défense du parc Gezi. Il s’agissait alors de tenter d’éteindre l’incendie provoqué par les insultes proférées à l’encontre des manifestants par le chef de l’exécutif avant son départ pour le Maghreb.

Un Premier ministre qui souffle le chaud et le froid à quelques heures d’intervalle

Des signes d’apaisement qui tranchent avec l’attitude de sultan arrogant au pouvoir sans appel affiché par Erdogan ce vendredi à l’aéroport Atatürk. Tout en appelant à l’unité et à la fraternité de ses partisans dans un message calme, il a exigé « la fin des manifestations violentes ». « Notre projet sur la place Taksim combine la préservation de la nature et du patrimoine culturel », avait assuré depuis la Tunisie le Premier ministre pour défendre la construction d’un centre culturel et commercial dans un bâtiment inspiré par l’ancienne caserne ottomane. Mais à l’aéroport Atatürk d’Istanbul, il est allé plus loin en déclarant que certaines des personnes arrêtées lors des manifestations sont liées au Parti Révolutionnaire de Libération du Peuple, un groupe illégal d’extrême gauche accusé d’être à l’origine de l’attaque commise le 1er février contre l’ambassade américaine à Ankara, dans laquelle ont été tués un agent de sécurité et un assaillant. « Ceux qui se soucient de l’environnement doivent savoir que (certains participants aux manifestations) sont reconnus coupables de terrorisme », a-t-il affirmé.
Une attitude intransigeante qui avait provoqué un effondrement de la Bourse d’Istanbul qui a clôturé jeudi sur une baisse de 4,7%, et de la livre turque qui a coulé à son taux le plus bas des deux dernières années avec l’euro et le dollar. Une autre voix discordante à ce discours de fermeté s’est fait entendre : celle du chef spirituel de l’islam turc, Gülen Fetulá, qui a averti Erdogan dans les pages du quotidien Today’s Zaman qu’il devrait tenir compte de l’opinion des manifestants et agir « avec retenue et intelligence ».
Des appels au dialogue que ne semblait pas disposé à entendre Recep Tayyip Erdogan. Fort des scores de son parti l’AKP au pouvoir depuis fin 2002, qui a récolté 50% des voix aux élections législatives de 2011, il avait ignoré les risques d’escalade entre ses partisans et les milliers de manifestants qui campent dans le parc Gezi. Jusqu’à ce que le Premier ministre turc n’offre une nouvelle illustration de son humeur politique impulsive. Ainsi, après l’envoi de ce message sans compromis aux premières heures de la matinée, il a utilisé son premier événement public de la journée pour jeter lui-même de l’eau sur le feu. « Je suis contre le terrorisme, la violence, le vandalisme et les menaces, mais je suis ouvert à l’écoute de ceux qui posent des exigences démocratiques », a ainsi déclaré Erdogan lors de l’ouverture d’un forum sur l’Union européenne ce vendredi à Istanbul. Dans une volonté d’apaisement, le Premier ministre a également précisé que le projet de son gouvernement pour la réforme du parc Gezi « affecte seulement une douzaine d’arbres » et qu’il avait été exposé au public avant les élections.

Les mises en garde de l’Union européenne laissent de marbre Erdogan

Au cours de ce même forum, le commissaire européen à l’Elargissement, Stefan Füle, a averti le gouvernement turc que « le recours excessif à la force contre les manifestants n’a pas sa place dans un pays qui aspire à devenir membre de l’Union ». Peu de temps auparavant, c’est la chancelière allemande Angela Merkel qui avait condamné la violence policière à l’encontre du mouvement de révolte à Istanbul et dans d’autres villes du pays. « La Turquie doit respecter les normes démocratiques les plus élevées et enquêter et punir les abus de la police », a poursuivi le commissaire Stefan Füle.
Des remarques auxquelles Erdogan est resté de marbre observant simplement que dans d’autres pays européens, comme la Grèce, se sont aussi produites des actions implacables des forces de sécurité, et que son pays avait atteint ces dernières années les plus hauts niveaux démocratiques de son histoire. Et le Premier ministre turc a également saisi l’occasion de critiquer Bruxelles pour la lenteur du processus de négociation d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, ouvert en 2005 et qui a fait peu de progrès en raison des obstacles posés par la France et l’Allemagne et de la poursuite des vétos de Chypre.
Un discours conciliant du chef du gouvernement qui a rassuré les marchés financiers comme en atteste la hausse de 3,2% affichée par la Bourse d’Istanbul à sa clôture ce vendredi après les près de 5 points perdus la veille. Mais il n’a en revanche entamé en rien la détermination des milliers de manifestants concentrés place Taksim. Ils se préparaient ainsi vendredi soir à un long siège alors qu’un mouvement similaire dans un parc d’Ankara avait été bloqué jeudi par la police. Et les manifestations ont encore rassemblé ce week-end des dizaines de milliers de personnes réclamant la démission du Premier ministre dans les principales villes turques, notamment Ankara, Istanbul et Izmir. Ce qui a provoqué une nouvelle colère de Recep Tayyip Erdogan. « Il n’y a plus que sept mois jusqu’aux élections locales. Je veux que vous donniez à ces gens une première leçon par des voies démocratiques dans les urnes », a-t-il lancé ce dimanche à Adana (sud) lors d’un discours prononcé devant des milliers de partisans venus l’acclamer à l’aéroport de cette ville et retransmis par les chaînes de télévision. Ces discours successifs, qui oscillent entre pompier et pyromane, ne semblent pas de nature à apaiser une crise qui semble s’inscrire dans la durée.

Andoni CARVALHO

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