Musique et politique :  langue universelle de l’utopie ou idéologie de l’exclusion ? Par Lise Haddad

Si la musique réunit sensation, émotion, création, interprétation, réception, peut-elle aussi comporter une dimension politique ?  Existe-il une forme politique spécifique à cet art ? L’utopie a été inventée par Thomas more dans son livre éponyme, il décrivait un lieu imaginaire dont l’organisation politique, sociale, relationnelle pourrait devenir inspirante. Ainsi il inversait la direction du regard :  le modèle de société idéale n’était plus un âge d’or révolu mais un monde lointain à inventer et à venir.  Le philosophe Ernest Bloch reprend cette idée d’utopie mais en remontant à sa source, à « l’esprit » d’utopie, cette fois non pas comme vision mais à partir d’une écoute. Le temps de la musique par sa possibilité d’anticipation et de mémoire toutes deux réunies dans un présent sonore, permet de se plonger dans un état de rêve où se révèle une autre forme de moi, un moi dans l’écoute, et donc une autre forme de relation à soi et à l’autre, un nouveau Nous.

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© Hagay Sobol

 

« Cependant il faut, en l’occurrence, distinguer entre rêve et rêve : l’un est une retombée et donne simplement un paysage lunaire, dérivé, des contenus diurnes, une pure et simple réminiscence de ce qui fut déjà ; et l’autre est un envol, une aurore ; c’est, finalement, à même le sujet sonore, le substrat verbal, ontologique, d’un savoir encore inconscient mais imminent : le savoir de ce qui un jour là-bas, dans un au-delà encore à venir, se passe ; de telle sorte, à vrai dire, qu’ici opère aussi une ressouvenance, un retour au pays, un pays où on ne fut jamais et qui  néanmoins est patrie. Mais la substance de ce rêve là au cœur de la nuit est toujours d’or, sonore, sonorité d’or »[i]

 La découverte à travers la musique d’un paradis perdu qui serait en vérité la patrie de l’avenir, un rêve qui n’est pas fait de « contenus diurnes » mais plutôt d’un « or sonore » ; dans cette parole poétique, se lient esthétique et éthique, métaphysique et politique pour chercher dans l’union de l’en deçà et de l’en delà, une nouvelle réalité à laquelle la musique donne accès. Philosophe et musicien, Ernst Bloch découvre dans l’écoute comme dans le jeu musical, un modèle d’utopie. Imaginer un lieu et un temps, un lieu dans un temps toujours déjà pressenti mais jamais advenu, relève précisément de l’utopie qui donne un avenir à ce qui aurait pu être, à ce qui aurait dû être. Cette patrie, source d’une véritable nostalgie puisqu’elle ne renvoie à aucune histoire vécue précise mais plutôt à l’amorce d’un rêve, ne fait pas l’objet d’une description ni dans sa géographie ni dans ses institutions, ni dans sa mythologie. Cette patrie peut naître à chaque instant musical car les conditions de possibilité d’émergence d’un « moi » donc d’un « nous » sont à chaque fois réunies.

Premièrement, le rêve est convoqué, pas l’état de conscience modifié du sommeil dans la quotidienne alternance veille, repos mais un rêve qui nous abstrait précisément de la réalité triviale. Un rêve poétique au sens étymologique de création.

Ce rêve créateur rappelle celui dont parle Nerval dans Aurélia[ii] « Le rêve est une seconde vie. Je n’ai pu percer sans frémir les portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont l’image de la mort ; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer l’instant précis où le moi, sous une autre forme, continue l’œuvre de l’existence. »

Chez Nerval aussi, un certain type de rêve permet de franchir une barrière, avec un moi pourtant différent, un moi créateur d’une autre vie. Ce rêve est décrit comme une sorte de magie donnant accès à des mondes nouveaux à partir l’intériorité et prend une dimension utopique.

Le rêve, autre forme de réalité permet à un moi nouveau ou disons à un moi que Bloch appelle « sujet sonore, substrat fondamental », de se reconnaître et de se saisir dans sa puissance de révélation et de création. Nouvelle réalité onirique, idéale qui projette le sujet dans un espace-temps à la fois nouveau et primordial.

L’intériorité se révèle grâce à la musique, et Bloch explique que le musicien est « d’abord son propre auditeur », il ouvre l’accès à son intériorité dans laquelle il se reconnait et il est reconnu dans l’espace communautaire puisqu’il fait accéder les autres aussi à leur propre intériorité et approcher du « fond utopique de l’âme »[iii]. La musique fait donc surgir ce moi du pressentiment et de la réminiscence réunis dans une vision utopique « ce désir porteur d’un inassouvi qui n’a pas son assouvissement sur terre, l’aspiration bien éveillée à ce qui nous est seul conforme, se ravive dans l’écho fidèle du sonore »

Politique par sa dimension utopique, métaphysique par sa proximité avec le bien et par la révélation de ce qui fait le propre de chacun, toujours différent, mais commun par sa découverte dans l’instant sonore, la musique atteint au plus profond de chacun et ainsi constitue un horizon d’aspiration universelle. Elle permet l’accès à la chose essentielle.

« Elle est ce qui n’est pas encore, ce qui est perdu, pressenti, ; elle est la rencontre de soi, du Nous, cachée dans l’obscur, dans la latence de chaque instant vécu, invoquée par la bonté, la musique, la métaphysique, sans être cependant réalisable sur terre, elle est notre utopie. »

Ainsi la musique constitue une utopie selon Ernst Bloch à partir de nouvelles données théoriques. Premièrement le temps de la musique renvoie à l’intime, à « l’or » de chaque instant vécu et donc l’insaisissable dans le passé ouvre la voie à une aspiration d’avenir meilleur, l’indicible de l’existence vécue trouve sa voix dans le langage de la musique. Ainsi se rejoignent le passé et le futur dans l’impérissable, dans cette sortie par le temps musical, de la perte irrémédiable de l’existence vécue. Ensuite l’auditeur et le musicien sont confondus dans la fonction d’écoute, car en s’écoutant le musicien trouve ce moi précieux, celui de l’aspiration utopique qui ne s’éloigne pas de l’histoire vécue mais au contraire en recueille l’essence.

Ces vers de Baudelaire du dernier quatrain d’Harmonie du soir « Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir, Du passé lumineux recueille tout vestige ! » illustrent bien cette capacité d’éternité entée sur le vécu.

Ce temps d’éternité caché dans la vie écoulée se révèle dans la musique, il évoque un ailleurs toujours à portée mais insaisissable, impossible à fixer puisqu’il correspond à l’intériorité de chacun. La musique ne donne pas comme dans la théorie pythagoricienne une organisation cosmique externe selon laquelle chacun pourrait se situer et se régler, le mouvement qu’elle déclenche est inverse, elle ouvre l’accès à soi, à son intériorité et cet intime là, commun à tous dans les conditions de possibilité de son éveil mais toujours différent selon chacun, crée le modèle du nous utopique. La musique forme le medium, l’état de conscience singulier et collectif dans lequel se pressent ce que serait la patrie idéale.

Dans une lettre[iv] que Marina Tsvetaieva adresse à Rilke, elle écrit « Ecrire des poèmes, c’est déjà traduire de sa langue maternelle dans une autre […] Aucune langue n’est langue maternelle. Ecrire des poèmes, c’est écrire après ».

Là encore apparaît l’idée d’une invention à la fois d’un espace et d’un temps de la création poétique, patrie dans laquelle tout est recréation à partir d’une intériorité échappant aux conditions extérieures de temps et d’espace et ouvrant un espace de compréhension universel dans sa singularité. Il n’existe pas de langue maternelle pour les poètes mais peut -être une patrie commune des poètes, celle qui fait l’objet d’une expérience initiatique unique dont la traduction devient poésie. La poésie et la musique peuvent se réunir dans leur dimension sonore et dans l’écoute de soi -même et de l’autre qu’elles rendent possible à leur source même. C’est de cette découverte-là, de ce moment de partage déjà là dans la création musicale et renouvelée dans chaque écoute qu’Ernst Bloch situe la possibilité d’utopie.

Alon Ohel, pianiste israélien a été enlevé par les terroristes du Hamas, le 7 octobre 2023, libéré le 13 octobre 2025, il a eu la chance de faire partie des quelques survivants de cet enfer. Réduit au silence, dérobé à la lumière du jour et à l’affection des siens, comme beaucoup d’autres, dont des participants à un grand festival de musique, festival Nova, il a été enseveli dans un cauchemar. Pendant ces deux ans, ne sont restés de lui que son piano et un enregistrement de son interprétation remarquablement sensible du Clair de Lune de Debussy. Pendant deux ans ce piano a été mis à disposition pour être joué par tous ceux qui voulaient rester en lien avec lui à travers son instrument. Pendant deux ans sa musique a été écoutée et même orchestrée par l’orchestre symphonique de Haïfa dirigé par Yoel Lévi. Malgré l’absence dont personne ne savait si elle ne serait pas définitive, le lien a été maintenu entre ceux qui par leur écoute, par leur art, par leur pensée, croient pouvoir approcher un instant cet esprit d’utopie et s’y rejoindre.

Pendant ces deux ans, d’autres musiciens ont cru rendre le monde meilleur en classant les musiciens, les poètes, les auteurs selon leur appartenance nationale, ethnique. Leur réalisation de l’utopie a consisté, bien tranquilles dans leur petite gloire locale, à pétitionner sans cesse pour réduire au silence les artistes israéliens cette fois avec une théorie politique associée. Ainsi, ils ont affuté leurs arguments pour bloquer l’accès à cet esprit d’utopie dont parle Bloch, ils ont fermé symboliquement le piano d’Alon, ils ont éteint la lumière et enterré « l’or au cœur de la nuit».

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Lise Haddad © DR

Lise Haddad est philosophe, spécialiste en éthique médicale, intervenant dans des comités d’éthique et en milieu hospitalier pour des formations universitaires ou post universitaires et participation à des sociétés savantes médicales. Ancienne présidente du Mouvement pour la paix et contre le terrorisme, elle milite aussi pour l’aide aux victimes de terrorisme. Dernières parutions de livre, Une Médecine de mort.

Article en partenariat avec Art&Facts : LE LANGAGE, au début était le verbe : des mots pour dialoguer et mettre fin à la violence. Le numéro 1 d’Art&Facts, le magazine de l’Art, où l’esthétique rencontre l’éthique et l’actualité. Avec Yana Grinshpun, Guy Konopnicki, Bérangère Viennot, Jean-François Strouf, Hagay Sobol, Lise Haddad, Simona Esposito, Sarah Scialom, Jasmine Getz, Bernard Désormière…

 

[i] Ernst Bloch L’esprit d’utopie.1923. Editions Gallimard Paris1977, p177

[ii] Gérard de  Nerval Aurélia 1855, Garnier Flammarion Tours 1972 p131

[iii] Ernst Bloch ibid. p188 et 189

[iv] Rainer Maria Rilke Boris Pasternak Marina Tsvetaieva, Correspondance à trois. Edition Gallimard, collection l’imaginaire 1983. Lettre du 6 juillet 1926 p.211

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