Livre. Extrait de l’ouvrage collectif “Critique de la déraison antisémite” par Hagay Sobol

Paru sous le titre « L’antisémitisme, cette convergence des haines qui vient de loin ! », ce texte est extrait de l’ouvrage collectif «Critique de la déraison antisémite» (Éditions Intervalles 2025). Dédié à Boualem Sansal, qui devait y participer avant d’être arbitrairement arrêté, ce recueil dirigé par Daniel Salvatore Schiffer entend faire date en répondant avec les arguments de la raison à la montée récente d’un nouvel antisémitisme désormais librement affiché. Invoquant la rationalité et l’esprit des Lumières, ces contributions appellent à un sursaut des consciences. Dans le sillage d’Hannah Arendt, de Primo Levi et d’Emmanuel Levinas, Daniel Salvatore Schiffer y réunit des voix engagées qui ont en partage une exceptionnelle lucidité. Extrait.

Destimed antisemitisme
© Hagay Sobol

 

 La haine des juifs est aussi diverse que son objet. S’agit-il d’un comportement erratique ou d’une constante qui évolue en fonction du lieu, de l’époque et qui ne demande qu’un facteur déclenchant pour s’exprimer pleinement ? Nous allons tenter de proposer une grille de lecture.

 

L’histoire des juifs semble rythmée par l’alternance d’ères d’intégration et de plein développement, avec des périodes de détestation et de répression. C’est souvent lors des crises que le monde rejette les juifs, au nom de l’idée que chacun s’en fait. A notre époque de mondialisation, nous expérimentons un phénomène particulier, celui d’un rejet globalisé des juifs, une sorte de convergence des haines mêlant aversions anciennes, sur des bases théologiques, et ses avatars contemporains, comme l’antisionisme, dans une sorte de synthèse aberrante. L’effacement progressif de la mémoire d’Auschwitz, ainsi que la pandémie ayant dilué le lien social, favorisé le repliement sur soi et le complotisme, ont très probablement contribué à la levée d’inhibitions contenues jusque-là par le verni de la civilisation.

Peuple élu ou qui évolue ?

Avant de parler de la haine, intéressons-nous à son objet. « Juif » n’est pas une entité figée mais une dynamique qui a évolué au cours du temps. C’est un phénomène complexe qui ne peut être réduit à l’une de ses composantes, le judaïsme, que d’ailleurs tous ne pratiquent pas. Pour l’illustrer, j’userai de la formule suivante : « Pour ceux qui le sont, juif est une question, pour les antisémites une affirmation ».

En effet, dans la Bible, le nom donné à l‘humanité est « Adam », façonnée à partir de la terre, en hébreu, « adama » qui peut se décomposer en « Adam ma » ce qui donne littéralement « l’Humanité quoi » ou l’Homme questionnant. L’élément constitutif fondamental est donc le questionnement, la quête incessante de sens, dans tous les pans de la vie, produisant un savoir ouvert en perpétuel devenir. Il s’oppose ainsi à la pensée totalitaire et au dogme.

Les autres éléments sont d’ordre programmatique. A titre d’exemple, pour atteindre l’unité, il faut être réunis tous ensemble avec nos différences et non pas uniformiser ou exclure. En hébreu, c’est la même racine qui compose les mots « un » (éhad), « ensemble » (yahad) et « unité » (yéhida).

Maintenir la cohésion est donc un équilibre permanent entre des forces opposées telles que la tradition et la modernité, l’individuel et le collectif ou l’universel et le particulier. Cette capacité à créer du lien au sein du peuple juif s’applique par contiguïté aux populations avec lequel il interagit.

Dès lors, on comprend mieux qu’en temps de crise, lorsque les sociétés se fragmentent, et veulent se réduire à des « entités chimiquement pures », les juifs qui par essence maintiennent le lien, la diversité, et sont prompts à l’innovation, sont les premières cibles.

Les juifs, ce sont les antisémites qui en parlent le mieux

Les représentations de Bouddha, Jésus ou Lénine varient en fonction des latitudes pour prendre les caractéristiques des groupes humains concernés. Comme pour ces grandes figures, chacun voit les juifs à sa façon. Parfois, il n’est pas besoin d’en avoir rencontré. Le juif étant protéiforme, la haine à son encontre prendra, en conséquence, mille visages.

L’antisémitismes, la judéophobie, l’antijudaïsme ou l’antisionisme, quel que soit le nom, est un phénomène qui heurte la raison mais qui semble pérenne et ne cesse de se réinventer. Essayer de le décrypter, c’est tenter d’appréhender l’incompréhensible. Aussi, je me suis appliqué à le modéliser pour mieux m’y confronter. Cette démarche personnelle n’a pas la prétention de clore le débat. C’est une tentative pragmatique de mettre du rationnel là où il semble cruellement faire défaut.

Cette approche s’apparente à une grille de lecture où les colonnes représentent les mécanismes à l’œuvre et les lignes, les modalités de son expression. Pour simplifier mon propos, j’ai pris pour exemple la « théologie de la substitution » et le « Palestinisme », ayant tous deux pour vocation de supplanter les juifs/Israël. Quant aux mécanismes, j’ai abordé ceux non systématisés pouvant relever d’un impensé, ou d’un comportement archaïque, voire un réflexe de rejet. L’usage de l’antisémitisme qu’en ont fait les tyrans, étant bien documenté.

La théologie chrétienne de la substitution et « l’enseignement du mépris »

Au commencement, les hébreux avaient, comme beaucoup de peuples, une « divinité nationale ». Il eut la postérité que l’on sait en devenant « L’Eternel qui a créé le ciel et la terre ». Mais cette forme d’universalisme se retourna contre ses « promoteurs », accusés d’avoir été reniés pour leurs pêchés, avec la théologie de la substitution. Le Christianisme s’est considéré comme l’unique dépositaire de la parole divine, le « Verus Israël ». Ce qui eut des répercutions dramatiques et durables sur les populations juives. Il fallut attendre Jean XXIII et le concile de Vatican II (1962-1965) pour que « l’enseignement du mépris » envers les juifs cesse.

Pourtant, depuis le 7 octobre 2023, on a vu ressurgir, sous des formes à peine modifiées, des accusations archaïques ou dignes du régime nazi. Ces tropes antisémites, que l’on croyait incompatibles avec la modernité, ont résisté au temps. Tapis dans l’ombre ils étaient prêts à l’emploi.

Le Palestinisme ou la substitution historique

Si le soutien aux Palestiniens est une cause légitime, il est souvent dévoyé en un négationnisme composite, à la fois religieux et politique où la cohérence n’est pas le but recherché. Le narratif s’approprie l’histoire juive et déconstruit le présent. Ainsi, Israël, en tant que groupe humain, culture, religion et aujourd’hui Etat, tout aurait été inventé, emprunté voire dévoyé. Les juifs seraient des européens convertis, venus coloniser un pays dont ils sont étrangers sous le prétexte de la Shoah qui elle-même est le plus souvent niée. Alors que les Palestiniens seraient un peuple autochtone, enraciné depuis des millénaires descendant des Philistins, des cananéens ou encore de Juifs convertis à l’Islam. Faisant d’eux les seuls héritiers légitimes de la « Terre promise ».

En réalité, les études scientifiques démontrent que l’histoire des peuples est celle des migrations dont l’ADN garde la mémoire depuis la préhistoire. Ainsi, même chez les cananéens, on retrouve une parenté génétique avec des populations caucasiennes. Concernant les juifs, il existe une très grande proximité génétique entre Ashkénazes et Sépharades et leur génome présente des marqueurs moyen-orientaux, contredisant l’argument des conversions massives. Il en est de même des cultures. Aucune ne s’est constituée en vase clos. Sans compromis et mise à distance des mythes foncteurs, aucune cohabitation n’est possible.

Un mille-feuilles culturel refoulé dans l’inconscient  

Comment expliquer que des personnes sincères, des démocrates luttant contre le racisme, puissent avoir également un comportement antisémite, contredisant tous leurs engagements ? De la même manière, comment en arrive-t-on à utiliser l’insulte « sale juif » ? Cette dernière revêtant aujourd’hui un caractère infantile car déconnecté de son sens initial, celui des accusations de transmission de la peste ou du typhus par les juifs, boucs émissaires traditionnels.

On peut invoquer l’existence d’un impensé, résultat d’un empilement d’environnement familial, d’expériences personnelles et d’un fond culturel commun, jamais totalement assimilé, qui se libère sous l’effet d’une stimulation, court-circuitant la raison. Selon cette perspective, il s’agirait du retour d’éléments refoulés enfouis dans la psyché. La prise de conscience de ce phénomène pourrait être un levier pour désamorcer cette forme d’antisémitisme.

Uncanny valley ou la vallée de l’étrange !

Issu de la robotique, ce concept avance que plus un robot androïde diffère de l’homme, plus il est accepté. A l’inverse, plus il est ressemblant, plus l’utilisateur aura tendance à exacerber les différences jusqu’à un sentiment de rejet. Comme un fossé entre ce qui est humain et l’imaginaire. Certains ont suggéré un lien avec un comportement archaïque de protection datant d’une époque où auraient cohabité plusieurs espèces humaines.

Même si ces théories ne font pas l’unanimité, elles éclairent la rupture qui se produit lors des périodes de crises propices au rejet des juifs, y compris les plus intégrés. L’antisémitisme, c’est affirmer que même assimilé, c’est-à-dire indifférenciable, il reste fondamentalement autre, étranger, un sémite. Dans les périodes de crise, c’est ce qui divise qui est mis en avant et non ce qui rassemble. Et souvent les juifs sont les premiers à en payer le prix. Puis ensuite viennent tous les autres.

Perspectives et remèdes ?

Le rejet des juifs, semble une constante même si ce phénomène peut rester marginalisé pendant de longues périodes. Plus que « maladie », c’est le symptôme d’une affection universelle, celle d’un besoin de désigner un responsable quand tout va mal. C’est un vil moyen d’unifier autour d’un coupable. Quand, il n’y a pas de juif, soit il tire les ficelles de loin, soit on lui trouve un substitut, les sorcières, parées de certains de leurs attributs (le Sabbat ou le chapeau pointu). Et la liste ne fera que s’allonger.

Ce mal n’est pas une fatalité. Des affections que l’on croyait hier incurables font désormais partie du passé. Pour lutter efficacement contre cette haine protéiforme, évolutive et modulaire, il est important d’en connaitre les fondements, les mécanismes sous-jacents afin d’y apporter les remèdes appropriés. Et surtout, l’antisémitisme ne doit pas rester une histoire juive !

Hagay SOBOL

 «Critique de la déraison antisémite» Recueil publié sous la direction de Daniel Salvatore Schiffer paru aux Editions Intervalles (2025)

 

Liste des contributeurs : Marc Alpozzo, Stéphane Barsacq, Rachel Binhas, Pascal Bruckner, Sarah Cattan, Hassen Chalghoumi, Sophie Chauveau, Elie Chouraqui, Alexandre Del Valle, Michel Dray, Luc Ferry, Renée Fregosi, Karin Hann, Lisa Hirsig, Nathalie Krikorian, Bérénice Levet, Philippe Mocellin, Michel Onfray, Victoria Pariente-Cohen, Céline Pina, Daniella Pinkstein, Gérard Rabinovitch, Robert Redeker, Hagay Sobol, Jacques Sojcher, Jean Szlamowicz, Pierre-André Taguieff, Manuel Valls et Alain Vircondelet.

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