Chronique littéraire de Jean-Rémi Barland – « Jeudi » d’Eden Levin: l’affrontement de deux groupes de théâtre révolutionnaires. Décapant et irrésistible

De l’aveu même de son éditrice Vera Michalski-Hoffmann « Jeudi » d’Eden Levin est un grand roman dont les 336 pages « nous font passer du rire sonore à l’effroi. Un texte pétri de l’intelligence de l’énergie, de la fougue, de l’indignation, de l’absolu, de l’honneur, de l’intégrité, du refus de se compromettre de la jeunesse. Un premier roman extrêmement original, en prise directe avec l’expérience humaine contemporaine . » On ne peut que lui donner raison.

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Eden Levin signe avec « Jeudi » un roman décapant sur une sympathique compagnie de théâtre devenant malgré elle un groupuscule terroriste. Photo (Jean-Rémi Barland)

Nous sommes en présence d’un des chocs de la rentrée littéraire. Attachez votre ceinture. Ça va tanguer et décoiffer sévère ! «Jeudi» est un roman tellurique, brut de décoffrage, au langage cru et poétique à la fois. Un texte terriblement inconfortable et dérangeant, facile à lire, burlesque à souhait et dramatique en tout point.

Passionné de théâtre, master de création littéraire en poche, obtenu à l’Université de Paris-VIII, cet auteur atypique et dessinateur hors pair, aime par la fiction questionner le monde. Avec une volonté affichée d’en souligner ses dysfonctionnements, il ne théorise jamais, mais développe son propos en brossant ici des portraits d’êtres perdus, en colère, qui à défaut de pouvoir refaire le monde le rêvent dans une forme d’utopie pour le moins destructrice.

Ils sont trois étudiants qui en première année de licence d’études théâtrales décident de monter un collectif révolutionnaire qu’ils appelleront « JEUDI ». Alex Vandergrift, que tout le monde a fini par surnommé Alex, le premier des deux narrateurs du roman aime le cinéma d’auteur, et ressemble par bien des côtés à un personnage du tour de force fictionnel «Dans l’oeil de Sobakine », signé Aurélien Bedos, frère en écriture d’Eden Levin. Elena Loudatenko, jeune révoltée de dix-huit ans, rédactrice du manifeste révolutionnaire qui tente de monter un spectacle de théâtre non consensuel, et Valencia Eck-De-Groot, la deuxième voix s’exprimant dans le roman complètent ce triumvirat d’idéalistes au collectif pur jus, où toutes les décisions doivent être prises à l’unanimité. Ajoutons David Gerstein, qui disait qu’on pouvait l’appeler «Doudou», Samuel Benazeraf, un type couvert de patches et de stud qui, se revendiquant punk, s’affiche grand lecteur de Bakounine, et vit pour la musique et la pluridisciplinarité, et Siegfried l’amant de Valencia, Ces sortes de Pieds-Nickelés de la révolte vont jouer dans la commune de Gaillon, dans l’Eure un spectacle intitulé «Gente». Treize spectateurs seulement, trois d’entre-eux venant discuter avec eux après la représentation. C’est là qu’ils croisent face à eux « Les Ravitailleurs » un autre collectif de théâtre révolutionnaire bien décidé à faire sonner l’heure du châtiment suprême.

Les Ravitailleurs, un autre collectif de théâtre révolutionnaire

Chez les Ravitailleurs nous trouvons : Élise Marinetti, danseuse contemporaine, portant des lunettes de la taille d’un poing, Manuel Frais-Vidal, étudiant espagnol arrivé en France, il y a trois ans, pour un Erasmus à la fac de Nanterre, tombé de marionnettes de Mouffetard, et Jean-Luc Leboeuf, auteur du collectif qui sortait d’une fac de philo et rêvait d’être conseiller dramaturgique. Des Ravitailleurs qui vont poursuivre jusqu’à Paris les membres de « Jeudi » pour les anéantir car ils veulent l’exclusivité de leur collectif révolutionnaire ! C’est dans leur appartement que les Ravitailleurs vont les attaquer et, ce sera une guerre sans merci avec blessés, prisonnier et l’obligation d’aller aux Urgences pour réparer les dégâts.

Ce que montre et dénonce ici Eden Levin, exemples à l’appui, c’est combien la violence est omniprésente dans le monde capitaliste. La fin des monarques et des empires que l’on voit coïncider avec un ras-le-bol général du pillage du reste du monde par l’Europe, la manière dont Henry Ford, ambassadeur d’un antisémitisme viscéral, traita ses ouvriers, l’imagerie de l’insurrection devenant une simple image, s’entrecroisent avec des pages très émouvantes sur l’enfance comme Paradis perdu. Typographie originale avec extraits de coupures de presse, et comptes-rendus judiciaires, reproduction de conversations théâtralisées, éloge de l’acte de surpassement, dézingage de la voiture « symbole de l’emprise totale acquise sur nos corps par ce que des maîtres appellent progrès », « Jeudi » brille également par des dialogues aussi percutants que les gestes des uns et des autres. Au final Eden Levin par le truchement de ses narrateurs s’efforce de poser avant tout des questions et invite le lecteur à en faire de même. Avec en toile de fond la lecture par Alex de « 1984 », et « Le maître du Haut-Château» le roman uchronique de Philip K. Dick, ou le visionnage du film « Brazil », Eden Levin creuse dans les œuvres de genre pour offrir un joyeux foutoir maîtrisé à grande portée philosophico-politique. C’est d’une force inouïe, et totalement original autant par la forme que le contenu exposé.

Jean-Rémi BARLAND

« Jeudi » par Eden Levin paru aux  Éditions Noir sur Blanc/Notabilia- 333 pages, 22 euros

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