Marseille. Théâtre des Calanques -Distribution et mise en scène exceptionnelles de Serge Noyelle du « Tartuffe » de Molière aux accents très féministes.

On ne compte plus les mises en scènes récentes du « Tartuffe » de Molière qui de celle époustouflante de Macha Makeïeff à la Criée avec Xavier Gallais dans le rôle titre, à la version un peu foutraque et très musicale d’Yves Beaunesne dévoilant un surprenant Nicolas Avinée sous les traits du faux dévot, en passant par l’épouvantable hideuse et grotesque version signée Ivo van Hove à la Comédie-Française où l’on voyait Orgon (Denis Podalydès) tuer sa mère et Tartuffe (infortuné Christophe Montenez qui sauvait ce qui pouvait l’être) mettre Elmire enceinte, donnent toutes de la pièce des lectures extrêmement différentes, voire opposées. Preuve d’ailleurs que nous avons affaire à une œuvre foisonnante qui comme tous les chefs-d’œuvre complexes résistent à mille interprétations.

Interprètes prodigieux dans la mise en scène très circulaire du Tartuffe organisée par Serge Noyelle. (Photo Cordula Tremi)
Interprètes prodigieux dans la mise en scène très circulaire du Tartuffe organisée par Serge Noyelle. (Photo Cordula Tremi)

Voilà donc une nouvelle production du «Tartuffe » cuisinée aux petits oignons par son metteur en scène Serge Noyelle et donnée à Marseille au Théâtre des Calanques, structure dont il est aussi le directeur. Disons-le tout net il s’agit là d’un spectacle en tout point exceptionnel et absolument parfait. Ce que met en lumière d’abord Serge Noyelle, assisté en cela par Marion Coutris qui signe la dramaturgie, c’est combien au final « Tartuffe » est la pièce de l’affrontement. Toutes les scènes et notamment celle du début qui par le truchement de Madame Pernelle présente tous les personnages sont celles de la jouxte presque à mort de femmes et d’hommes aux intérêts personnels contradictoires.

En filigrane Serge Noyelle dessine les contours d’une réflexion sur le choc des classes, au sein d’une famille où le chef du lieu exerçant un pouvoir tyrannique décide de tout donner (fille, fortune, maison) à un homme Tartuffe, invité sans bagages, qui décide de tout prendre. Le monstre de la pièce et le centre du motif, devient de fait non le « faux dévot » très peu hypocrite ici au demeurant, mais Orgon, qui, aveuglé, se trouvant dans une grande confusion émotionnelle, (il en pince certainement pour Tartuffe, qui n’est pas ici un vieux barbon mais un être jeune et séduisant) se démultiplie et agit de façon apocalyptique mais très organisée.

Toute la mise en scène s’articule autour de lui et Tartuffe apparaît comme chacun des  membres du clan comme un pion sur lequel il tentera d’asseoir son emprise. Une narration d’autant plus riche et complexe que sous les traits d’Orgon, le comédien Nino Djerbir est phénoménal. Tragique en enfant capricieux qui ne veut pas qu’on lui retire ses jouets, ce comédien qui depuis 2021 collabore avec le Théâtre des Calanques de Marseille mêle la bouffonnerie de son personnage à l’aspect sinistre de sa démarche de dépossession des biens de sa famille.

L’ancien monde et le nouveau

Pièce familiale, thriller politique où Molière, contraint de « cirer les chaussures » de Louis XIV pour que sa pièce ne soit plus censurée écrit dans un propos hagiographique situé au dernier acte: « Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude…que jamais avec lui le mérite ne perd rien et que mieux que du mal il se souvient du bien ». Le Tartuffe ainsi monté met en lumière l’opposition d’un vieux monde incarné par Orgon et sa mère Madame Pernelle, et un monde moderne où des jeunes gens souhaitent s’amuser, faire la fête, sans entraves ni contraintes excessives. Pour illustrer son propos le metteur en scène a confié les rôles dits « secondaires » à des interprètes de rang supérieur, jouant tous en esprit de troupe. D’habitude Cléante, beau-frère d’Orgon, Damis, fils d’Orgon, Valère, l’amant de Marianne sont présentés comme plutôt falots, ce qui ici est tout le contraire. Ils se battent en effet contre le mauvais sort, résistent, donnent de la voix portés en cela par le talent de respectivement Guilhem Saly, Romain Noury, et Robin Manella tandis que Julien Florès sous les traits de Monsieur Loyal, homme de loi présenté souvent de manière ridicule, impose un personnage inquiétant et froid, chargé simplement d’appliquer la loi.

Actrices sublimes

Quant aux comédiennes toutes sublimes et inoubliables elles confèrent à l’ensemble la perfection d’un discours féministe miltant délivré par le metteur en scène Serge Noyelle. Si Madame Pernelle portée par Marion Coutris, elle-même irrésistible de fantaisie apparaît totalement déjantée, et ubuesque, les jeunes Camille Noyelle en Elmire pas du tout victime expiatoire de son mari Orgon, Louison Bergman en bouleversante Mariane, l’amante de Valère, et Jeanne Noyelle, campant une servante Dorine suvitaminée, explosive, qui par son interprétation combattive, en force et finesse à la fois, aurait comme suivi les leçons de résistance au machisme prodiguées par Olympe de Gouge, Simone de Beauvoir, Elisabet Badinter ou la chanteuse Anne Sylvestre, s’imposent comme messagères de l’anti-renoncement au patriarcat. Là encore elles se détournent des mises en scène habituelles de la pièce et deviennent des armes de guerre à l’ostracisme.

Lucas Bonetti, un Tartuffe d’une intensité extrême.

Et puis, il y a dans le rôle de Tartuffe, le comédien marseillais Lucas Bonetti, qui en agitateur de famille possède une présence quasi magnétique, et s’impose au plateau même quand il n’a rien à dire. Attentif à tout ce qu’entend Tartuffe, Lucas Bonetti, scrute, regarde, suggère, et en fou du cinéma de la Nouvelle Vague et des prestations d’Anthony Hopkins, et Willem Dafoe sait faire respirer les silences pour exprimer le mystère d’exister de son personnage. Il ajoute comme tous ses camarades de jeu ce supplément d’âme apportée à la pièce par le regard vif et percutant de Serge Noyelle. Ce « Tartuffe » là où les déplacements semblent chorégraphiés, où la mise en scène circulaire fait l’économie de décors surchargés, (la table indispensable à la fameuse scène voyant Orgon se cacher dessous symbolise la Cène du dernier repas), ce « Tartuffe » qui fut donné en Chine à Pékin, Shanghai, et Chengdu lors d’une tournée riche en émotions, sera encore visible pour trois soirs au Théâtre des Calanques de Marseille. C’est à n’en point douter un événement culturel majeur.

Jean-Rémi BARLAND

« Tartuffe » de Molière, au Théâtre des Calanques, 35 traverse de Carthage, 13008 Marseille. Les 1, 2 et 3 février à 20h30. Navette gratuite au départ de Castellane à 19h15 sur réservation. Renseignements et réservations du spectacle au 04 91 75 64 59 ou sur theatredescalanques.com

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Interprètes prodigieux  (Photo Cordula Tremi)

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