Publié le 14 mars 2017 à 13h08 - Dernière mise à jour le 29 novembre 2022 à 12h30
Observons-le d’ailleurs d’un peu plus près cet homme de droite d’avant 1945. Au cœur de la pensée de droite originelle gît une peur primaire qu’il faut donc nier : celle du monde, vécu comme hostile et forcément plus fort que l’homme, destiné à le terrasser dans un combat irrémédiablement inégal.
La pensée de droite est à débusquer. Elle se couvre de divers oripeaux, souvent contradictoires, du moins apparemment. Elle vit dans la dissimulation. Certes, elle s’identifie à la passion de l’hétéronomie : elle est la traduction politique de ce concept. Mais l’Histoire masque les essences : en s’incarnant, elle passe de l’état de pur métal idéologique à celui d’alliage circonstanciel. Après avoir régné sous la forme de l’holisme dans la Grèce et la Rome républicaine, et dans les sociétés antiques pré-chrétiennes de manière générale, elle a revêtu l’uniforme organiciste soi-disant chrétien, de l’époque moyenâgeuse jusqu’au siècle des Lumières. Elle subira une autre métamorphose au dix-neuvième siècle : désormais, on la pistera sous le nom d’orléanisme. La victoire du bourgeois louis-philippard, du libéralisme des notables, de l’aristocratie de la raison et de l’argent, c’est la victoire de la pensée de droite la plus intelligente qui soit, la plus implacable et la plus rigoureuse, débarrassée de ses maladies infantiles : la violence physique, la confusion de l’individualisme et de l’égoïsme matérialiste, et l’inaptitude à la ruse.

Hegel avait parfaitement saisi l’Esprit du christianisme et son destin. Jésus est le révolutionnaire originel, la rupture essentielle qui a bouleversé le cours de l’Histoire : il a inauguré l’ère de l’individu en haussant l’âme au rang suprême, en la sacrant l’alpha et l’oméga de l’Être, le seul objet de la sollicitude divine. Le père de la dialectique ne pouvait ignorer que le Christ a scindé l’Histoire en deux et ouvert la voie à la divinisation de l’âme, c’est-à-dire de l’esprit, du moi. Toute son œuvre est un combat contre le fils de l’homme, une négation du message chrétien.
Ce n’est pas un hasard si les Idéologues de l’Empire et les Doctrinaires de la Restauration, pères des orléanistes de la Monarchie de Juillet, furent ardemment déterministes, les servants zélés de la Raison, confondue pour eux avec la nécessité : tous n’ont eu qu’un seul ennemi, la liberté individuelle, la souveraineté du moi à l’origine des droits de l’homme. Lutter pour la nécessité, la fatalité, le déterminisme, c’était combattre pour la communauté egophage, le Tout, l’hypostase. N’est un individu s’insurgeant contre le collectif que celui qui se sépare, qui s’installe dans la radicalité de l’altérité, de l’absoluité de l’ego, celui qui fonde l’égotisme stendhalien et non l’égoïsme bourgeois. Celui qui se met à l’écart de l’unanimité étouffante de la foule, celui qui refuse de s’annihiler dans un Moi collectif illusoire mais pourtant oppresseur, c’est celui-là même qui nie, c’est-à-dire l’homme libre. Holisme et déterminisme, même combat…
Reste, pour emporter la victoire, à satisfaire l’appétit en l’homme, les besoins de la bête, à l’emprisonner définitivement dans une nature caricaturale. Enrichissez-vous braves gens, tout est là, Guizot l’avait parfaitement compris… Le bonheur du ventre instaurera le règne de la pensée de droite, et la domination de son prêtre : le bourgeois-Tartuffe. Seuls des intellectuels distraits peuvent encore s’enferrer dans le cliché dénonçant dans le légitimiste fatigué, le nationaliste vindicatif et le prêtre intégriste, les archétypes de l’homme de droite : ils n’en sont que les ébauches, les incarnations déficientes. Le type-idéal de l’homme de droite, intelligent jusqu’au vice dirait Nietzsche, subtil, rusé, dangereux, achevé, c’est Joseph de Maistre ou Louis de Bonald dans la redingote de monsieur Jourdain ou Homais, c’est l’orléaniste atemporel: il fourmille parmi les hommes du parti de la Résistance, les prudents du parti de l’Ordre et du Tiers Parti, ou les notables ventripotents et assoupis de la Troisième République ou de la Quatrième impotente. Un député radical-cassoulet obèse et rompu aux arts partiaux de la jactance et de la magouille parlementaire, voilà comment j’imagine l’homme de droite archétypal, celui qui passa l’arme à gauche en 1958, lors de la naissance de la Ve République… Celui que l’on reconnaît derrière tous les visages que pointe du doigt Jean Gabin dans cette scène cultissime du film Le Président qui se déroule dans l’hémicycle…

L’affaire Dreyfus, quant à elle, avait distingué clairement les amis et les ennemis de l’individu, et imposé définitivement la césure droite/gauche dans les esprits. S’il est vrai qu’il faut se garder de l’expliquer sommairement par l’affrontement systématique de deux morales, il est également avéré qu’elle a traduit des séparations durables, le conflit de deux mentalités, l’une faisant de l’individu humain la mesure de toute chose, l’autre le subordonnant à des valeurs supérieures. Mais le monde bourgeois et la boucherie de 1914 vont égorger dans leurs berceaux ces promesses d’un autre monde.
L’individualisme héroïque à l’assaut du conformisme bourgeois
C’est d’ailleurs contre cette culture et cette morale bourgeoises que vont s’insurger les mouvements non-conformistes des années trente, non contre l’individualisme héroïque ou la démocratie libérale. Ce qu’ils reprochaient aux soi-disant libéraux, républicains et autres démocrates, c’était précisément de méconnaître l’individu comme personne. Je vais tordre le cou dès l’abord à ce qui me semble d’agaçants démons : l’opposition de l’individu et de la personne dans des querelles étymologiques sans fin n’apporte pas grand chose à la compréhension de l’ambiance intellectuelle qui régnait dans cette galaxie idéologique du non-conformisme, finalement si proche d’Albert Camus. Pour la Jeune Droite comme pour l’Ordre Nouveau et Esprit, préférer le terme de personnalisme à celui d’individualisme ne signifiait qu’une seule chose : vouloir se démarquer de l’étroit matérialisme bourgeois rationaliste et égoïste qui dissimulait derrière l’abstraction, la creuse phraséologie droits-de-l’hommiste et les mots ronflants, le plus profond mépris de l’individu, du moi, et des conditions de son épanouissement.

Ils usèrent de cette rivalité construite en réinventant le dualisme cartésien. Pour autant, il serait malhonnête de leur intenter un procès pour usage de fausse métaphysique ou d’ontologie fumeuse. Aucun n’a jamais prétendu que la chair devait s’effacer devant l’esprit, loin s’en faut. En distinguant la dimension physiologique et matérielle de l’homme, autrement dit l’individu, de l’aspect raisonnable, spirituel et supérieur de son être, c’est-à-dire la personne, ils n’exigeaient pas leur hiérarchisation mais leur fécondation mutuelle, et tentaient d’accoucher l’homme-total, complexe et multiple, synthétique, au sens nietzschéen. De même entendaient-ils briser la contradiction factice exilant le moi insulaire hors de l’espace socialisé de l’échange humain, qu’il soit affectif, charnel, instrumental ou culturel : l’enracinement ne nie pas davantage la singularité individuelle que la solitude irréductible et nécessaire de l’âme n’est hostile au commerce sentimental et à l’intersubjectivité joyeuse.


La fin du dix-neuvième et le début du vingtième siècle avaient multiplié d’amères découvertes, insupportablement gravées dans les crânes par les tranchées. Ils venaient de concevoir et d’éprouver le réseau des déterminations si nombreuses qui enserrent l’individu et le groupe, révélant les relations complexes du physique et de la psyché, et mettant à nu les ressorts cachés et souvent irrationnels des comportements individuels et collectifs. De la biologie à la sociologie en passant par la psychologie et l’ethnologie, toutes les sciences de l’homme ont contribué à renverser l’image d’un homme libre, souverain et raisonnable, transmise par l’humanisme classique. Plus que jamais, l’angoisse de l’homme devant l’incertitude de son essence et de son destin influençait toute vision du monde et des êtres. Pour détruire Dieu, et après l’avoir mis à mort, l’esprit européen a anéanti tout ce qui pouvait s’opposer à l’homme, ne trouvant que la mort au terme de ses efforts. Il n’est plus d’idéal auquel nous puissions nous sacrifier, car de tous nous connaissons les mensonges, nous qui ne savons point ce qu’est la vérité…

La réflexion historique a mis à nu les terribles illusions que ces hommes nourrissaient sur la réalité des régimes fascistes, mais les contemporains n’avaient guère la possibilité de s’en préserver. Sans adhérer au fascisme, ils croyaient discerner dans ces régimes les chantiers -contestables à leurs yeux sur bien des points – d’une autre forme de société, l’expression d’un élan profond du temps qui n’appartenait pas exclusivement à l’histoire italienne ou allemande. Baignant dans ce que Raoul Girardet nommait l’imprégnation fasciste, les intellectuels non-conformistes ont tenté de s’ouvrir à tous les modèles idéologiques, politiques, économiques et sociaux qui paraissaient s’émanciper du vieux monde bourgeois du dix-neuvième siècle sans renier en bloc la modernité. Certains prirent rapidement conscience que le fascisme ne semait aucun germe d’un renouveau de la civilisation moderne. D’autres s’enfoncèrent dans l’aveuglement totalitaire, et succombèrent au chant des sirènes brunes ou rouges, car les raisons étaient similaires qui les entraînaient à se laisser séduire par les unes ou les autres.
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