Tribune d’Eric Delbecque. Le djihadisme est un fruit du séparatisme, pas l’enfant express de l’intelligence artificielle…

On tend aujourd’hui à réduire la dynamique djihadiste contemporaine à l’emprise des réseaux sociaux. Cette explication, trop commode, occulte l’essentiel : l’acte terroriste ne naît pas d’une simple contamination numérique, mais d’un terreau socio-identitaire (ensemencé au quotidien par le séparatisme) qui s’est profondément transformé. Les mutations générationnelles mises en lumière par la récente étude de l’Ifop réalisée pour Écran de veille, notamment chez les 15-24 ans, révèlent une intensification religieuse sans précédent, structurée autour d’un rigorisme croissant, d’un rapport plus conflictuel à la société et d’une sensibilité accrue aux courants islamistes. Ce gradient générationnel irrigue désormais la fabrique des profils djihadistes.

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Eric Delbecque © DR

La montée des pratiques cultuelles, la rigidification des normes sociales et la progression du soutien aux mouvances islamistes dessinent une recomposition identitaire où la référence religieuse devient autant un refuge qu’un marqueur de distinction. Chez les plus jeunes, ce mouvement s’accompagne d’un rejet plus affirmé des pratiques de mixité, d’une hiérarchisation entre loi religieuse et loi républicaine, et d’une polarisation interne entre orthodoxies concurrentes. Loin d’être marginal, ce repositionnement façonne une disponibilité psychologique qui facilite l’émergence d’engagements violents, même fragiles ou improvisés.

Dans ce contexte, l’attractivité de l’idéologie djihadiste s’adresse à des individus de plus en plus jeunes : on recense déjà en 2025 dix-sept mineurs mis en cause pour des faits de terrorisme, presque autant que sur toute l’année précédente. De surcroît, la part des femmes s’accroît, signe que l’adhésion aux thèses extrémistes emprunte désormais des trajectoires plus variées. Cette évolution s’inscrit dans une stratégie islamiste globale : la mobilisation d’« opportunistes » radicalisés rapidement, utilisés comme vecteurs de la stratégie des « mille entailles », que nos institutions traduisent en « autonomie croissante » des passages à l’acte. Autrement dit, la mouvance islamiste se sert d’individus variés, fascinés par la violence et psychologiquement fragiles ou atteints de pathologies, pour propager la terreur, sans qu’un lien authentique existe avec une organisation djihadiste.

À cela s’ajoute un effet structurant : la fragilisation psychologique d’une partie de cette jeunesse. Les troubles de la personnalité, fréquemment observés dans les dossiers judiciaires, n’invalident en rien l’adhésion idéologique ; ils en constituent parfois l’accélérateur. L’erreur serait de persister à opposer radicalisation et déséquilibre : un individu peut parfaitement cumuler vulnérabilité psychique, ressentiment social et adhésion partielle à une vision du monde simplifiée et radicale, préparant au basculement dans la violence. L’idéologie sert alors de grille d’interprétation rudimentaire, mais suffisante pour légitimer la violence.

Ce brouillage des repères favorise d’ailleurs l’apparition de profils de plus en plus volatils : ils n’ont pas la colonne vertébrale doctrinale des islamistes formés à l’étranger dans les décennies précédentes, mais adhèrent à l’idée d’une revanche collective, à la mystique de la purification par le sang, à la promesse de notoriété. Le désir de reconnaissance violente, déjà observable chez Mohamed Merah, anime toujours ces jeunes acteurs : la spectacularisation de la violence demeure une motivation essentielle, accentuée par les logiques de décivilisation qui traversent nos sociétés. Les réseaux sociaux jouent certes un rôle de vecteur, mais ils n’en sont pas l’origine. TikTok, Snapchat ou Telegram permettent une diffusion accrue des contenus, Spotify favorise la circulation d’hymnes, et l’intelligence artificielle optimise déjà les capacités de ciblage et de duplication des messages. Pourtant, contrairement à ce que l’on affirme souvent, l’IA n’est pas le moteur principal de la radicalisation express : elle amplifie un phénomène préexistant, dans une population déjà travaillée par le séparatisme, la défiance et une religiosité plus assertive. La technologie ne crée pas le penchant, elle en maximise simplement l’exploitation.

Les fractures identitaires internes à la société française amplifient encore ce mécanisme. Le séparatisme culturel et politique nourrit la perception d’un conflit de valeurs insoluble, perception que certaines organisations et acteurs aux statuts variés, par calcul politicien, contribuent à renforcer (LFI en tête). Les discours de complaisance, les ambiguïtés tactiques ou l’instrumentalisation victimaire de certaines formations politiques participent à la légitimation indirecte d’une logique de mise à distance de la République, offrant un terrain favorable aux entrepreneurs islamistes de la radicalisation.

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Laurent Nuñez lors de l’attaque sur l’île d’Oléron © Eric Delbecque

Ainsi, les débats qui ressurgissent à chaque attentat -le terrorisme serait une idéologie en soi plutôt qu’une technique (ce qui permet d’invisibiliser l’islamisme, cf. le périple du criminel de l’île d’Oléron), les individus instables ne seraient pas de vrais djihadistes, tout relèverait de la contagion numérique- constituent autant d’impasses. Le terrorisme demeure avant tout une technique criminelle visant un objectif politique. Les acteurs qui la mettent en œuvre mobilisent des ressorts multiples, mêlant ressentiment, quête identitaire, fragilité psychologique et instrumentalisation doctrinale. L’erreur est de croire qu’une cause unique suffit à expliquer le passage à l’acte, tout comme de minimiser la motivation islamiste ou son inscription dans une stratégie islamiste, elle clairement mûrie par ses créateurs.

Si l’on veut comprendre les phénomènes émergents, il faut accepter cette complexité : la jeunesse la plus touchée par la radicalisation est aussi celle où s’opère le renforcement le plus vif des marqueurs religieux, où l’attractivité des thèses islamistes progresse, où le sentiment de décalage avec la société s’exacerbe, et où des stratégies de manipulation sophistiquées exploitent chaque faille. La propagande numérique n’est que l’ultime étage d’une fusée dont le moteur réel est sociologique, psychologique et identitaire. C’est là que doit se porter l’analyse, et c’est là que repose l’enjeu stratégique des années à venir, qu’aucune « justice restaurative » ou pusillanimité du PNAT ne nous aidera à saisir… Elles ne servent qu’à nier la réalité qui nous crève les yeux.

Eric Delbecque, Expert en sécurité intérieure, ancien directeur sûreté de Charlie Hebdo après l’attentat de 2015, auteur de Les Irresponsables. Dix ans après Charlie Hebdo (PLON).

Destimed Chrlie Hebdo 10 ans apres

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