Musique : L’image d’une prière, le Kaddish de Maurice Ravel par Jérôme Rigaudias

La communauté juive, ainsi que tous ceux qui sont épris de liberté et de justice, sont meurtris par l’attentat terroriste de Sidney ayant pris pour cible la cérémonie de la fête des lumières, Hanoukka. Le Kaddish, la prière des endeuillés, va malheureusement résonner une fois de trop. C’est l’occasion de revenir sur l’œuvre du musicien français Maurice Ravel.

Lorsque deux instrumentistes choisissent d’interpréter le Kaddish de Maurice Ravel (1921) dans la version piano-violon (transcription autorisée par l’éditeur en 1923), ils posent immédiatement une question qui dépasse la simple exécution musicale: qu’advient-il de I’ « image » d’une prière quand elle est détachée de son contexte rituel, de sa langue originelle (l’araméen) et de la communauté qui la porte ?

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©Hagay Sobol

 Car le Kaddish, dans sa fonction première, n’est pas une œuvre d’art: c’est une sanctification du Nom divin prononcée par des orants en deuil ou en mémoire des défunts. II est, au sens le plus fort, une icône verbale. Le judaïsme a toujours été extrêmement prudent avec les images (second commandement: « Tu ne te feras pas d’image taillée »).

Le Kaddish est justement une parole qui refuse l’image pour laisser place au Nom infigurable. Ravel, juif par sa mère mais agnostique revendiqué, compose en 1921 Deux mélodies hébraïques, dont le Kaddish est la première. II transcrit phonétiquement l’araméen, le met en musique selon un mode phrygien élargi qui évoque les prières ashkénazes, mais il le fait au prisme de sa culture – française – en compositeur du début du XXe siècle, et aussi en homme qui apparemment n’a jamais mis les pieds dans une synagogue pour dire le Kaddish pour son propre père (Mort en 1907). L’image est donc déjà modifiée – ou disons déplacée – dès l’origine de l’œuvre.

L’image religieuse: entre icône et idole

Quand deux musiciens – Juifs ou non Juifs – jouent cette pièce, ils manipulent une image seconde : une prière déjà « imagée » par Ravel, devenue partition, devenue objet esthétique.

Le risque d’«idolâtrie» est double :

  • Idolâtrie de la lettre (jouer le Kaddish comme une curiosité ethnographique ou un « morceau juif » exotique).
  • Idolâtrie du son (faire de la beauté ravélienne un absolu qui dispenserait de toute référence au sens du texte).
  • Idolâtrie presque “naturelle” pour un musicien en général, et tout particulièrement quand il joue Ravel.

Mais il existe une autre lecture, une autre voie: l’image, même « déplacée », et peut-être « parce que » déplacée, peut devenir le lieu d’une révélation pour I‘Autre. Celui qui joue le Kaddish avec respect et humilité se place dans la position du « gardien de son frère ». II ne dit pas la prière à la place du juif, il la porte comme une trace, comme le visage du Frère, l’image de I’Autre, qui l’interpelle par-delà sa propre tradition.

L’image philosophique : le visible et l’invisible

Comme le visible, qui n’existe que parce qu’il est, toujours, entrelacé a l’invisible, l’audible est lui aussi de cette même étoffe. Le violon et le piano, dans leur dialogue intimement lié, malgré leurs écritures opposées (le violon souvent en cantillation, le piano en accords arpèges et ostinato presque hypnotique), rendent sensible cette « étoffe du monde ». Le violon « voit » la mélodie modale, la fait surgir comme un visage; le piano est le fond sur lequel ce visage apparait, le « il y a » anonyme qui soutient toute apparition. Deux musiciens peuvent, paradoxalement, mieux donner à entendre l’invisible, ou en tout cas, différemment du Religieux, préoccupé par la « bonne prononciation » ou la « tradition authentique ». Leur distance même les empêche de réduire la prière à une image close.

Jean-Louis Chrétien, dans « La Voix nue », parle de la « blessure de la beauté ». Le Kaddish Ravélien est une blessure: la beauté formelle est si parfaite qu’elle fait mal, parce qu’elle dit l’absence (des morts, de Dieu, de la communauté). Deux instrumentistes qui n’ont pas de lien charnel avec cette absence, ni de lien particulier avec la Prière Juive, peuvent la laisser résonner librement, sans la refermer sur une signification consolatrice. A la condition toutefois qu’ils en revendiquent le symbole autant que l’esthétique, (Ethique et Esthétique ?) sans les hiérarchiser.

L’image musicale: la transcription comme transfiguration

La version piano-violon bien sur accentue le caractère chambriste et intime, mais également son abstraction même. La version originale pour voix et piano porte une gravite tellurique ; le violon, lui, évoque une voix humaine encore plus stylisée plus abstraite et donc universelle, dans une forme de « nudité sonore » essentielle et symbolique. Le piano, avec ses clusters modaux et ses arpèges en cloches, devient une sorte de « shofar intérieur » (Le shofar est un instrument à vent antique fait d’une corne de bélier encore utilisé dans la liturgie juive).

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Jérôme Rigaudias (Photo Nils Benyamin / remerciements à la Salle Colonne Paris)

Jérôme Rigaudias est un pianiste français, formé au Conservatoire de Clermont-Ferrand puis à Lyon et à Paris auprès de maitres comme Laurent Martin, des pédagogues du Conservatoire Tchaïkovski. Son répertoire, mêlant Beethoven, Ravel, Moussorgski et Alkan, brille par sa profondeur et sa technicité. II apparait régulièrement sur scène dans des lieux prestigieux ou les plus insolites (prison, théâtre en ruine…). Membre du collectif Arietta, il collabore régulièrement avec des compositeurs contemporains. Musicien engagé, il soutient des causes humanitaires, comme Enfance & Partage, Fondation de France, ou encore Solidarité 7 Octobre. Salué pour son « autorité pianistique » (La Lettre du Musicien) Rigaudias est un interprète humaniste et visionnaire, figure singulière du piano contemporain.

Article de notre partenaire : Art&Facts Magazine, Numéro 2, 27 décembre 2025, Image, le réel imaginé. Le magazine de l’Art, où l’esthétique rencontre l’éthique et l’actualité. Avec André Chéreau, Gérard Rabinovich, Guy Konopnicki, PEK, Thomas Stern, Lise Haddad, Frédéric Chaslin, Joëlle Debonnaire, Bérangère Viennot, Hagay Sobol, Simona Esposito, Jérôme Rigaudias et aussi Noëlle Lenoir, Marc Maidenberg, Raphaël Aubry, Julier Vherrier-Hoffmann …

 

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