Cinéma – « le temps d’aimer »de Katell Quillévéré : un mélo qui contourne les lois du genre

La réalisatrice Katell Quillévéré est venue présenter à Aix-en-Provence, en avant-première au Mazarin, son film « Le temps d’aimer » porté par Anaïs Demoustier et Vincent Lacoste au sommet de leur art.

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Avec « Le temps d’aimer » Katell Quillévéré propose un film très romanesque qui offre mille portes d’entrées narratives. (Photo Jean-Rémi Barland)

Émotion avec le film de Katell Quillévéré « Le temps d’aimer », que l’on peut ranger du côté des fictions dramatiques de Douglas Sirk, une des figures marquantes de l’âge d’or d’Hollywood. «Tout ce qui constitue l’ADN du genre mélo y est présent. Des personnages qui s’unissent alors que tout les oppose, un récit romanesque qui oscille entre moments de joie et moments de détresse, la menace constante que la catastrophe arrive… Et en même temps », précise la réalisatrice qui ajoute: «De nombreux éléments viennent contredire le genre. Notamment dans la nature très pudique de la relation à l’émotion. Elle n’est pas imposée par la forme du film, dont l’esthétique est souvent à l’opposé de ce que le genre du mélo induirait spontanément. Tout le film est à l’épaule, aucun mouvement de machinerie sophistiqué, des décors naturels plutôt que du studio, bref un dispositif léger et ultra moderne. Le film contient un énorme travail de reconstitution, notamment à travers ses décors et ses costumes, mais tout l’enjeu était de filmer cette histoire comme si elle se passait aujourd’hui.»

Ancrage dans l’histoire de la grand-mère de la réalisatrice

Bouleversant le scénario coécrit avec Gilles Taurand trouve son origine dans l’histoire de la grand-mère de  la réalisatrice qui a toujours fait sentir qu’elle avait un secret. Cette dernière ayant toujours su, confusément, qu’il fallait ne lui poser aucune question et respecter son silence… Jusqu’à ce que quelqu’un d’extérieur à la famille, en l’occurrence son compagnon, l’a aidée à découvrir la vérité. Elle explique : «Pendant l’occupation, elle a eu une relation avec un soldat allemand dont elle est tombée enceinte. Elle s’est retrouvée mère célibataire à 17 ans. Elle a rencontré mon grand-père quatre ans plus tard, sur une plage en Bretagne. Il était d’un milieu social beaucoup plus aisé que le sien. Il l’a épousée contre l’avis de ses parents et a adopté son enfant. Le secret de la vraie paternité de cet enfant, a été découvert très tard. Ma grand-mère avait plus de quatre-vingts ans et mon grand-père était mort depuis très longtemps. Leur couple et son mystère me questionnera toujours… Il y a donc ce point de départ très personnel, puis l’imagination a totalement pris le relais et le scénario est devenu une fiction…»

Interprètes exceptionnels

Loin du biopic le film offre des rôles en or aux deux interprètes exceptionnels que sont Anaïs Demoustier -« une des actrices les plus douées de sa génération », confie la réalisatrice- et Vincent Lacoste -«Je voulais , explique Katell Quillévéré qu’il apparaisse comme on ne le voit jamais. Du coup je lui ai fait changer de poids et je l’ai rendu boîteux, sa claudication augmentant avec l’âge, ce qui constitue un des marqueurs pour signaler le temps qui passe.»- L’une comme l’autre sont inouïs de densité, subtils, ainsi que l’ensemble des seconds rôles où l’on voit surgir dans le rôle de Nicolas, Eugène Marcuse vu dans le film « Venise n’est pas en Italie» et qui, membre du Collectif 49 701, a enthousiasmé les Provençaux dans les représentations théâtrales de la série « Les Trois mousquetaires ». Une série programmée à Marseille par la Criée avec (entre autres) Maxime Le Gac-Olanié, totalement sidérant quant à lui dans « Proches » de Laurent Mauvignier.

Déployant son intrigue sur des dizaines d’années, drôle et bouleversant, avec la présence de l’enfant de Madeleine qui à bien des égards rappelle celui du fils dans « La promesse de l’aube» de Romain Gary, d’ailleurs un des jeunes personnages lit un de ses livres, ce film prend racine dans une lecture très romanesque du monde. Si côté français on songe aux romans de Michel Déon, surtout « Les poneys sauvages », Roger Nimier ou Jean Ferniot l’auteur du chef d’oeuvre « Un temps pour aimer, un temps pour haïr » c’est du côté des romanciers américains que Katell Quillévéré dit avoir puisé les caractères de ses personnages. Et d’évoquer Jim Harisson, Joyce Carol Oates, Toni Morrison, comme sources d’inspiration de son écriture où apparaît un goût prononcé pour la défense des combats féministes.

Femmes tondues à la libération

Qu’est-ce qui peut aimanter Madeleine, jeune serveuse de restaurant, une « fille-mère » comme on disait avant, et François un étudiant de bonne famille, quelque peu mélancolique, désœuvré et qui cache lui aussi un secret ? « De cette rencontre fortuite quelque chose de précipité, comme s’ils étaient l’un et l’autre en cavale, avec la part blessée, la part inconsolable et honteuse qui doit être cachée pour survivre», la réalisatrice en tire une histoire où le traumatisme de la tonte vécue par les femmes à la libération est fondateur dans le parcours de Madeleine qui a enduré dans sa chair cette humiliation. Katell Quillévéré a regardé beaucoup d’archives autour des tontes pour réfléchir à la représentation de ce moment par la fiction.

Elle a ensuite très vite réalisé qu’elle ne pourrait jamais être à la hauteur de la puissance qui surgissait de ces images. Elle confie : «D’ailleurs, je n’avais plus aucun désir de les reconstituer. C’était devenu essentiel pour moi d’ancrer ma fiction dans ce réel. Ça me semblait nécessaire pour que le spectateur prenne vraiment la mesure du traumatisme qu’ont représenté ces actes d’une immense violence. Ils n’ont pas du tout été suffisamment pensés, travaillés par notre société. D’ailleurs la plupart des images que je montre n’ont jamais été vues par personne. À partir de là, le sens de mon film est aussi devenu évident. Que devient une femme une fois qu’elle a vécu ça ? Une fois qu’elle rentre chez elle, le crâne rasé, profondément humiliée ? C’est dans cet « après » que démarre la fiction.»

Imaginant le parcours croisé, affectif, sexuel et social vers la résilience des deux personnages principaux, êtres cassés par la vie et les brûlures de la grande Histoire, offrant avec un personnage de GI américain rencontré par le couple et joué par l’acteur de théâtre anglais Morgan Bailey l’occasion au film de trouver un parallèle avec la scène érotique centrale de «Innocents» de Bertolucci, « Le temps d’aimer » multiplie les entrées narratives. Les relations troubles du mari de Madeleine avec les garçons, le thème de l’adoption, la soif de pardon, un procès qui s’annonce, la présence de la mer avec ses ressacs symbolisant parfois les larmes des personnages, la façon de se reconstruire après un deuil, la transmission, autant de thèmes abordés non par la démonstration mais par touches impressionnistes de toute beauté. C’est ample, généreux, surprenant et totalement inoubliable.

Jean-Rémi BARLAND

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