Publié le 20 mars 2017 à 8h48 - Dernière mise à jour le 29 novembre 2022 à 12h30
L’Occident a pulvérisé les citadelles de la foi. L’Idéal est mort. L’humanisme ? Deux guerres mondiales ont déchiré ses rêves. Le rationalisme ? D’Einstein aux théories du chaos, en passant par l’effet papillon, le principe d’incertitude d’Heisenberg et la mécanique quantique, tout conspire à nous prouver qu’il manque beaucoup de pages dans le Grand Livre de la nature. Quant à la métaphysique du Sujet -pour laquelle le super-héros est le devenir de l’humain-, pour autant qu’elle est un individualisme vrai, un résumé de toutes nos ambitions prométhéennes, elle n’en finit pas de trépasser.

En quatre décennies le visage du monde a bien changé. Dans les années soixante et soixante-dix, tous les libérateurs velléitaires, marxisants et bruyants, les crypto-machins et les néo-trucs, champions en tous genres du maoïsme et du trotskisme, des Gardes Rouges et de la Révolution permanente, de la Chine Populaire et du Vietnam, de Cuba et Che Guevara, des Khmers et des Brigades rouges, vous servaient à la louche les pires insultes de hussard ou les plus sophistiques et dialectiques arguments pour vous démontrer à quel point les démocraties libérales étaient impérialistes, ploutocratiques et désespérément bourgeoises… Dans les années quatre-vingt-dix, ce sont les mêmes ou leurs fils spirituels qui nous déclarent, l’air pénétré et nullement embarrassé, que les drapeaux rouges les font cauchemarder…

Mais au lieu de saisir cette chance, nos prétendues élites se sont enlisées avec délice dans l’inertie, masquée sous la gesticulation « sociétale ». L’État et ses chefs, singeant les logiques internes du corps social, s’opposent à toute action ambitieuse alors qu’ils ont précisément pour mission de forcer le changement, de provoquer des mutations, de constituer une avant-garde, une phalange d’éclaireurs, et non une cohorte de généraux vaincus organisant la retraite d’une armée en déroute…
Notre classe politique ne se fait plus gloire aujourd’hui que de la micro-régulation et du grignotage de la sphère privée : on use et abuse de toutes les réglementations possibles et imaginables pour rogner, chaque jour davantage, les bornes du libre arbitre. A coup d’experts, et de comités en tous genres, les gouvernements contemporains, de droite ou de gauche – désormais ils appartiennent tous à l’extrême centre dirait Slama -, s’enquièrent avec empressement des moindres besoins sécuritaires et consuméristes de citoyens-spectateurs lobotomisés pour mieux leur refuser l’essentiel et les étourdir de servitude. Ressassant les mérites d’un consensus fatal, ils n’ont de cesse de faire avorter toutes les velléités authentiquement individualistes et novatrices en exaltant les vertus mortifères du cocon social.

La conscience cool et désinvolte règne sur le monde occidental. Téléspectatrice, captée par tout et retenue par rien, excitée et indifférente à la fois, elle pulvérise l’idée même d’un moi digne de ce nom, digne d’être nommé une personne, une volonté. Émietté, le moi contemporain est plus que jamais l’esclave des logiques de l’hétéronomie qui sont l’âme des pensées de droite d’avant 1945. Un attentisme réifiant caractérise les sociétés développées modernes. Aron n’en a d’ailleurs aperçu que les prémisses. Cet immobilisme lénifiant ressemble désormais davantage à un consumérisme obsessionnel, concentré de grégarisme, qu’à un désenchantement nostalgique qui pourrait annoncer la résurrection d’une volonté combattante purgée de ses naïvetés… La logique du non-conflit intellectuel, et donc politique, ne peut aboutir qu’à un consensus de la médiocrité. Jusqu’au jour où ces soi-disant démocrates, obèses, peureux et fatigués, offriront leurs derrières aux bottes de quelques excités gueulards mais faustiens : Au commencement était le verbe ? Non ! Au commencement était l’action…

A l’architectonique des significations communes sur lequel s’édifiait l’identité collective, analyse finement Zaki Laïdi, s’est substitué l’ordre plus instable et fragmenté des risques partagés. Conséquemment, l’avenir n’est plus vécu sur le mode de l’intentionnalité, mais sur celui de l’aléa. Le projet s’efface devant le principe de précaution. Certes, toutes les symboliques d’attachement ne sont pas abandonnées. Mais elles sont systématiquement renégociées, conjuguées au conditionnel, plus fragmentées, plus précaires, et donc plus réversible dans le temps. Ainsi la citoyenneté devient-elle davantage utilitaire que le vecteur d’intégrations multiples. Quant à la transmission, désormais déclassée, car dépouillée de symbolique formelle, elle est également captive du monde et de l’imaginaire du réseau. Elle devient moins une valeur qu’un produit formaté aux besoins de la demande sociale : la transmission ne peut plus être pensée que sur l’étroit registre de l’utilité sociale. C’est ici qu’intervient une dynamique stratégique : celle qui fusionne l’imaginaire du réseau et celui du marché. Leur enchaînement a crée un espace de résonance pour l’homme-présent, un royaume de l’urgence qui existe dans un temps écrasé sur lui-même. L’homme-présent n’est pensable que sur l’échiquier du marché, comme réalité et comme imaginaire, car ce dernier se définit précisément comme le lieu du pouvoir décisionnaire et discrétionnaire du présent, où l’impératif de la célérité est porté à l’incandescence. Figure sans visage de ce présent autarcique, les marchés financiers symbolisent ce mouvement perpétuel sans finalité, ce cercle éternel et parfait, masque ultime de l’immobilisme. Ils se flattent d’échapper par nature à l’inertie, de ne répondre de rien et surtout de personne, de pouvoir s’arracher aux contraintes de toute histoire, de toute culture et de toute morale, de hausser l’oubli du passé au rang de condition décisive de leur pérennité nécessaire. Le chambardement du rapport au temps s’inscrit logiquement dans la dominance du marché. Tandis que ce dernier construit de plus en plus nos identités, celles-ci sont pensées chaque jour davantage sur le mode de l’imaginaire marchand. L’identité devient une combinaison très instable et malléable, un produit disponible sur un marché de valeurs de plus en plus mondialisé, que l’on va sédimenter à d’autres valeurs sans se préoccuper de leur compatibilité culturelle, et que l’on répudiera s’il n’offre pas toute satisfaction.

Il semble parfois que notre époque, écrivait Gaétan Picon dans son Panorama des idées contemporaines, a fermé le cercle de notre abandon. L’homme s’éprouve dans l’angoisse de sa déréliction qui n’est plus que vide. Mort à toutes les croyances qui l’aidaient à vivre, l’homme est désemparé. Une fatigue mortelle s’étend sur les ruines… Le glas sonne pour une civilisation lorsqu’elle commence à cultiver des valeurs qui impliquent sa propre mort. Mais n’est-ce pas précisément parce qu’elles impliquent sa propre mort que cette civilisation les honore ? Les civilisations périssent de la mort de leurs instincts, ou plutôt de l’envahissement de leur subconscient par l’instinct de mort… Le déclin de la civilisation occidentale témoigne d’une dégénérescence de ses passions ataviques. Le désir de se surmonter et l’acharnement à se maîtriser, soi et la nature, l’amour de la puissance ordonnée et rayonnante, pénétrante, lucide et prométhéenne, s’enfuient de nos âmes excédées et lasses. Le trône de Nemrod vacille et la Tour de Babel s’écroule, pierre par pierre. Icare se meurt tandis que le troupeau honore les idoles. Nous devons exorciser nos démons. Le futur n’est pas un destin, pas plus qu’un Eden assuré. C’est un combat de chaque instant contre la mort, le hasard et l’inconnu.
L’homme ne fait pas plus de fautes qu’autrefois, remarquait Huguenin, mais il est incapable de se les pardonner, de les digérer. La mauvaise conscience tue l’Occident, la culpabilité le dévore et le castre, la haine de soi le guide vers son tombeau. Les vivants qui le peuplent n’en sont déjà plus : ce sont des morts qui s’ignorent. A moins que les hommes ne se réveillent, harangués par les derniers conquérants, les ultimes combattants, pour enfin se débarrasser des golems ridicules qu’ils applaudissent à tout rompre, trop fatigués sans doute de les détester. Le troupeau et ses bergers sont malheureusement solidaires. C’est une société que désertent le désir et la passion, l’orgueil et la volonté, qui engendre ces élites infirmes. D’ailleurs, si ces caricatures de chefs sont la fidèle domesticité de ceux qu’ils sont censés guider, s’ils ressemblent à s’y méprendre aux âmes les plus irréprochablement serviles, comment ne pas les condamner, les maudire, les rendre responsables de l’obscène spectacle qu’offre ce temps ? Faut-il se résigner à l’Histoire comme fatalité ? N’existe-t-il aucune issue, ni dans le peuple de Michelet, ce doux rêve auquel je veux pourtant croire, malgré moi, ni dans les héros, saints et bêtes de proie, scandaleusement absents ? Notre raison s’arme de cynisme, mais notre espérance s’obstine à porter bien haut les étendards usés des guerriers magnifiques qui jamais ne se rendent.
Sans aucun doute, la démocratie contemporaine a travaillé à l’effondrement des mythologies, car son postulat est qu’il n’y a pas de vérité. C’est faute d’une vérité discernable par les voies de la connaissance que la majorité est appelée à se faire constitutive de la vérité. Ce qui plaît au plus grand nombre devient la vérité, par convention. Les premiers libéraux, hostiles à la démocratie, identifiaient le régime représentatif à la recherche du Vrai. L’élite de la nation, solennelle assemblée imposant le silence aux passions, poursuivrait avec acharnement une Vérité nécessairement rationnelle et s’accordant magnifiquement aux plus nobles aspirations des hommes. Il ne s’agissait nullement d’articuler le pacte social sur l’opinion et la convention. Les hommes s’assemblent, certes librement, mais pour s’établir sur les terres rassurantes de la Vérité. Une fois capturée, elle ne saurait souffrir le caprice et l’arbitraire des passions, le joug de la nature qui parle en nous. Seule la volonté raisonnable est une volonté libre, la Vérité et la Raison se confondant absolument. Du dialogue, de la confrontation des arguments, jailliront la Justice et la Vérité, visages de la Raison pure et parfaite. L’unanimité, implacable et fatale, naîtra de la force contraignante de l’évidence. Les hommes étant imparfaits, et la réalité impitoyable aux rêves, la Cité subira pourtant le règne de la majorité. Néanmoins, cette dernière était inspirée, disait-on, par les flambeaux de la Raison.

En fait, Kuhn ne croit pas en un ordre rationnel, en une Raison immanente à la structure même du réel. Il ne conçoit pas la science comme le déchiffrement, lent mais inéluctable, du Grand Livre de la nature. Je reste intuitivement convaincu, sans aller toutefois jusqu’à l’affirmer dogmatiquement, que la science selon Kuhn, c’est une heureuse et temporaire conjonction entre une certaine méthode d’observation, d’expérimentation sur l’objet, et un moment d’ordre mathématique, un instant de légalité en un point précis de l’univers – plus ou moins étendu spatialement. Moment d’ordonnancement du Monde assez grossier de surcroît pour tolérer la fabuleuse imprécision de nos techniques scientifiques tout en nous permettant d’inventer le progrès technique. Peut-être même suffisamment taillé à coups de serpe pour admettre diverses armatures d’explication scientifique. La découverte naît de la rencontre contingente des caprices… La science, dans ses progrès mêmes, est devenu le révélateur de l’inintelligibilité du monde.
On peut même affirmer qu’elle a frappé de précarité, ou même détruit, la plupart des valeurs, des traditions, des impératifs sociaux et des croyances qui ordonnaient nos vies. Mais elle ne nous a rien proposé en échange… Pourtant, le désespoir intellectuel, l’échec dans la quête du sens, n’entraîne pas nécessairement la lassitude et l’ennui de vivre. L’homme peut même trouver une sorte de raison d’être orgueilleuse dans la destruction du sens, ou dans le choix d’un sens arbitraire. Nous sommes des naufragés qui appelons au secours, qui avons besoin, pour nous sentir sauvés, d’une religion tutélaire ou d’une Révolution qui transformera le monde. Et si tout cela était illusoire consolation, mensonge pour le réconfort des faibles ? S’il s’agissait pour l’homme d’apprendre à marcher seul… Au-delà du nihilisme, il faut tendre l’arc de nouveaux désirs. Il dépend de nous que le monde ait un sens : c’est l’homme qui en est le créateur.

Toutefois, il n’est pas interdit d’avoir une autre conception de la condition humaine que celle, déprimante, du nihilisme light. Les hommes peuvent emprunter quatre routes pour parvenir à un intense sentiment de puissance, pour jouir de la plénitude que seul accorde le pouvoir. Certains vivent des rentes de la communauté, de la famille, du clan, ou de tout autre collectif qui possède la moindre prérogative : leur influence et leur insolence sont héritées. D’autres, moins classiquement, s’approprient une fraction de la puissance du groupe. Ils s’admirent d’être des janissaires du Moloch. Quelques-uns se sacrent Sujet Absolu, jumeaux tout-puissants dénués d’âmes, vainqueurs de la peur atavique.
Les derniers, les moins nombreux, une poignée devrait-on dire, cheminent sur une corde raide, tendue au-dessus d’un précipice, et qui sans cesse menace de se rompre : ils se veulent chacun Dieu, personne et Dieu… Peut-être le désir irrépressible de goûter au pouvoir absolu rassemble-t-il les golems et les chenilles arpenteuses… La soif de puissance des funambules est celui d’une souveraineté sur soi, d’un travail sur sa singularité existentielle. Être soi-même n’est pas suffisant. Il faut encore devenir ce que l’on peut être, se bâtir en fonction de l’idée que l’on se fait de soi. Mieux vaut encore accepter le monde tel qu’il est plutôt que de nous accepter tels que nous sommes. Il s’agit de fixer sa propre norme, de trouver sa loi en soi-même, sous réserve de s’y tenir, d’être fidèle aux causes perdues, à l’idée que l’on se fait de soi et du monde. Dépasser la droite et la gauche a quelque chose à voir avec cela.
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